Intervention pharmaceutique pour une association risquée

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Intervention pharmaceutique pour une association risquée

Publié le 8 juin 2025
Par Nathalie Belin
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Les médicaments anticancéreux sont fréquemment associés à des effets indésirables ou à des interactions médicamenteuses, notamment chez des patients polymédiqués. Leur utilisation nécessite donc une vigilance particulière. C'est le cas qui se présente à vous aujourd'hui, lorsque M.R. vous présente son ordonnance.

Le contexte

M.R. est un patient bien connu de la pharmacie. Suivi pour un cancer de la prostate, il est traité depuis quelques années par antagoniste de la GnRH (dégarelix). Il vient également chaque mois renouveler ses traitements pour la prise en charge d’un diabète et d’une hypertension associée à une fibrillation atriale : metformine, amlodipine/valsartan, nébivolol et apixaban. Généralement d’un naturel optimiste, M.R. vous paraît d’humeur maussade lorsqu’il se présente à l’officine aujourd’hui. Il revient d’une consultation avec l’oncologue qui estime nécessaire de renforcer l’hormonothérapie actuelle en raison d’une augmentation du taux de prostate-specific antigen (PSA) et de l’apparition de métastases. L’ordonnance que vous présente le patient comporte, en plus du dégarelix, un inhibiteur sélectif des récepteurs aux androgènes : l’apalutamide.

L’ordonnance

Hôpital P.

Dr André C.

Cancérologue

Jacques R., né le 4 février 1944, 85 kg

Dégarelix (Firmagon) 80 mg pdre/solv. p. sol.inj. : continuer 1 injection tous les mois

Apalutamide (Erleada) 240 mg : 1cp par jour

QSP 3 mois

La problématique

Tout en remontant le moral de M.R., vous vérifiez la disponibilité du nouveau traitement auprès du grossiste-répartiteur car vous ne l’avez pas en stock.

Vous : M.R., je vais devoir commander ce médicament, je l’aurai demain.

M. R. : Ce n’est pas une urgence de toute façon, comme me l’a dit l’oncologue. Je pars chez ma fille une semaine et n’avais l’intention de le démarrer qu’à mon retour.

Les médicaments anticancéreux étant fréquemment impliqués dans des effets indésirables ou des interactions médicamenteuses chez des patients par ailleurs souvent polymédiqués, comme M. R., vous avez mis en place une procédure visant à sécuriser leur dispensation. Entre autres, les interactions médicamenteuses sont systématiquement vérifiées en croisant plusieurs sources.

Ainsi, avant de passer commande auprès du grossiste, vous consultez le résumé des caractéristiques du produit (RCP) de l’apalutamide qui vous alerte sur le fait qu’il s’agit d’un inducteur enzymatique puissant. Aucune interaction médicamenteuse n’y est toutefois répertoriée avec les autres médicaments pris par le patient. Le thésaurus des interactions médicamenteuses de l’Agence nationale du médicament et des produits de santé (ANSM) mentionne en revanche une association déconseillée entre l’apalutamide et l’apixaban (Eliquis), avec un risque de diminution des concentrations plasmatiques de ce dernier.

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La prise en charge

Recherches sur l’interaction

Avant d’adresser un e-mail à l’oncologue par messagerie sécurisée, vous faites quelques recherches complémentaires. Le RCP de l’apixaban, sans mentionner spécifiquement l’apalutamide, indique un risque de diminution de l’action anticoagulante en cas d’association avec un inducteur enzymatique puissant du cytochrome P450 (CYP) 3A4 et de la P-gp. Une rapide recherche sur pubmed vous permet également de trouver des études discutant du risque de perte d’efficacité de l’apixaban (risque de thrombose). Enfin, vous consultez le site DDI Managers (ddimanagers.com) qui cible notamment les interactions médicamenteuses liées aux traitements de certains cancers : l’interaction apixaban/apalutamide est considérée comme « sévère » et doit être évitée.

Par ailleurs, vos recherches vous indiquent que le rivaroxaban, alternative à l’apixaban pour la prévention des accidents vasculaires cérébraux liés à une fibrillation atriale, présente la même interaction avec les inducteurs enzymatiques puissants que l’apixaban.

E-mail au prescripteur

Muni de ces éléments, vous trouvez le temps, avant la fin de la journée, de rédiger un message à l’oncologue de M.R. :

« Bonjour Dr C., vous avez prescrit à M. Jacques R. de l’apalutamide (Erleada). Nous avons détecté l’interaction potentielle suivante avec l’apixaban pris par le patient : risque de baisse des concentrations de l’apixaban du fait de l’effet inducteur de l’apalutamide. Cette interaction ne figure pas dans les RCP mais est classée « à déconseiller » par l’ANSM et est également relevée, par exemple, dans l’étude jointe (1) qui conclut à un risque difficilement quantifiable et à une surveillance étroite des patients si l’association est nécessaire. Il est à noter que le rivaroxaban présente le même risque. En vous remerciant pour votre retour. Bien respectueusement. »

La recherche d’une alternative

Vous prenez connaissance de la réponse de l’oncologue :

« Bonjour, merci pour votre message. Le patient n’a pas mentionné Eliquis parmi ses traitements prescrits par ailleurs. En reprenant ses antécédents, je ne comprends pas l’indication de l’anticoagulant. En savez-vous plus ? Compte tenu de la situation carcinologique, le bénéfice va à la mise en place de l’hormonothérapie. Bien à vous ».

Afin d’évaluer la pertinence du maintien du traitement par Eliquis, vous envoyez un e-mail au cardiologue de M.R. et contactez le médecin généraliste qui vous indique que le patient présente des antécédents de fibrillation atriale et d’accident ischémique transitoire (AIT).

Parallèlement, vous étudiez les alternatives possibles à l’apalutamide en consultant le cahier formation du Moniteur des pharmacies sur le cancer de la prostate (n° 3373/3374 du 12 juin 2021) et le site InfoCancer (arcagy.com). L’apalutamide est une hormonothérapie de 2e génération indiquée en phase de résistance à la castration médicale réalisée par un analogue de la GnRH (agoniste ou antagoniste comme le dégarelix), tout comme l’abiratérone (Zytiga), l’enzalutamide (Xtandi) ou le darolutamide (Nubeqa).

Le thésaurus des interactions médicamenteuses de l’ANSM indique une association déconseillée de l’anticoagulant avec l’enzalutamide uniquement, classé lui aussi comme inducteur enzymatique puissant. Les RCP ne mentionnent pas d’interaction spécifique avec l’apixaban mais précisent que l’enzalutamide est un inducteur enzymatique puissant, l’abiratérone un inhibiteur de certaines enzymes hépatiques et le darolutamide un faible inducteur du CYP3A4.

Vous consultez à nouveau le site DDI Managers. Ce dernier classe l’association apixaban/enzalutamide comme à risque « sévère ». Elle mentionne un risque « cliniquement pertinent » pour l’association darolutamide/ apixaban (risque de diminution des concentrations de ce dernier) et plus limité pour l’association abiratérone/apixaban.

Dénouement

Le lendemain, un e-mail du cardiologue qui considère comme essentiel le traitement anticoagulant, vous permet de finaliser votre réponse à l’oncologue :

« Bonjour Dr C., le traitement par Eliquis est jugé indispensable par le cardiologue en raison d’une fibrillation atriale et d’un antécédent d’AIT. En alternative à l’apalutamide, selon la source ddimanagers.com, le risque est moindre avec le darolutamide et encore plus limité avec l’abiratérone. Dans l’attente de votre retour. En vous remerciant. Cordialement ».

Quelques heures plus tard, vous recevez un message de l’oncologue vous remerciant pour les derniers éléments apportés et vous informant qu’il va revoir M. R. pour modifi er l’antiandrogène. Vous notez par ailleurs de proposer à M.R. les entretiens destinés aux patients sous anticancéreux oraux.

Le calme revenu, vous codifiez l’intervention pharmaceutique sur la plateforme Act-IP officine* :

  • type de problème côté 3 « interaction médicamenteuse » : patient sous apixaban 2,5 mg, interaction possible avec l’apalutamide prescrit par l’oncologue et classée « à déconseiller » par l’ANSM ;
  • type d’intervention côté 6 : proposition d’une alternative thérapeutique à l’anticancéreux en raison de la demande de maintien de l’anticoagulant par le cardiologue ;
  • devenir de l’intervention côté 1 : acceptée par le prescripteur.

(1) « Concomitant use of oral anticoagulants in patients with advanced prostate cancer receiving apalutamide : A post-hoc analysis of Titan and Spartan studies », American Journal of Cancer Research, 2022.

Ce cas s’appuie sur une situation réelle rapportée par la Société française de pharmacie clinique.

* Les fiches de cotation des interventions pharmaceutiques ainsi qu’une note explicative sont accessibles, après inscription, sur la plateforme Act-IP.

En savoir plus

La Société française de pharmacie clinique (SFPC) a développé un outil de codification et de documentation des interventions pharmaceutiques, accessible gratuitement sur https://actip.sfpc.eu.

Pour plus d’informations, consultez le site de la SFPC, sfpc.eu, ainsi que le cahier Formation paru dans Le Moniteur des pharmacies « L’intervention pharmaceutique » n° 3544 du 11 janvier 2025, rédigé en collaboration avec la SFPC.