- Accueil ›
- Thérapeutique ›
- Médicaments ›
- Recherche et innovation ›
- Les immunoconjugués au présent
Les immunoconjugués au présent
Dignes successeurs des anticorps monoclonaux, les anticorps drogue conjugués sont déjà une douzaine à être autorisés sur le marché européen. S’il ne s’agit pas encore de l’arme de précision idéale espérée – efficacité optimale sans effets indésirables –, ces traitements vectorisés offrent toutefois des perspectives nouvelles.
Les immunoconjugués, appelés aussi ADC, pour antibody-drug conjugates, anticorps drogue conjugués ou anticorps armés, ont marqué un tournant en oncologie. Chacun d’entre eux est le fruit du greffage d’un agent cytotoxique très puissant sur un anticorps monoclonal à l’aide d’un bras espaceur chimique (linker) : celui-ci joue un rôle déterminant car il doit comporter un système de libération du cytotoxique le plus spécifique possible, afin de maintenir une circulation plasmatique stable, d’amener un maximum de molécules actives jusqu’à la tumeur et d’éviter leur libération avant d’avoir atteint les cellules cibles. Le premier ADC de première génération, Mylotarg (gemtuzumab ozogamicine), a été introduit en 2000 dans le traitement des leucémies aiguës lymphoblastiques CD33+. Son linker instable, qui favorise les toxicités associées, et l’hydrophobicité de son cytotoxique, rendant sa production compliquée, ont poussé les chercheurs à développer des ADC de deuxième génération, caractérisés par plus de stabilité et mieux maîtrisés. En 2013, Kadcyla (trastuzumab emtansine) a inauguré l’arrivée de ces nouvelles thérapies ciblées vectorisées dans le traitement des tumeurs solides (pour sa part, dans le cancer du sein métastatique HER2+).
Un équilibre délicat
Le succès d’un ADC repose d’abord sur le choix des deux molécules greffées : l’anticorps permet d’atteindre la cible et le cytotoxique déploie sa puissance de feu, inenvisageable en administration systémique mais utilisable en clinique grâce à sa vectorisation au sein des cellules tumorales qui limite les effets collatéraux sur les tissus sains. « L’anticorps sert surtout de vecteur pour acheminer le cytotoxique dans la tumeur, mais peut parfois aussi jouer un rôle thérapeutique, comme dans Kadcyla », explique Caroline Denevault-Sabourin, enseignante-chercheuse et pharmacienne, coresponsable du groupe immunoconjugués au Centre d’étude des pathologies respiratoires (CEPR) de l’université de Tours (Indre-et-Loire). « L’ajout d’une molécule cytototoxique possédant un mécanisme d’action différent de celui de l’anticorps permet à ces ADC d’être efficaces face à certains mécanismes de résistance aux anticorps monoclonaux. »
Mais l’efficacité thérapeutique de l’ADC dépend aussi largement des modalités sophistiquées de construction de l’ensemble. Enhertu (trastuzumab déruxtécan), ADC de troisième génération récent, est un bon exemple des avancées réalisées. Il apporte un réel progrès dans le traitement des cancers du sein exprimant HER2, et a été autorisé par l’Agence européenne des médicaments dans le traitement des cancers du poumon et de l’estomac exprimant HER2 en avril 2024. Il a trois atouts dans sa manche : le premier est son effet cytotoxique collatéral ou bystander. Cet effet, essentiellement dépendant de la nature du cytotoxique choisi, est lié à la capacité de ce dernier à diffuser passivement depuis la cellule dans laquelle il est délivré vers les cellules tumorales avoisinantes. Ainsi, contrairement aux autres traitements anti-HER2 (trastuzumab), Enhertu est efficace sur des tumeurs exprimant peu ou de manière hétérogène HER2 à la surface des cellules tumorales. Il a d’ailleurs une autorisation d’accès précoce dans le cancer du sein HER2, dit IHC 0+, c’est-à-dire avec un nombre très faible de récepteurs. Et d’autres tumeurs exprimant peu HER2 (au niveau des glandes salivaires et de l’endomètre) pourraient prochainement en bénéficier. Le second atout d’Enhertu réside dans le mécanisme d’action de son cytotoxique : un inhibiteur de topoisomérase I, contrairement à la plupart des ADC qui recourent à un poison du fuseau. Il permet de surmonter certaines résistances au Kadcyla, mais il est moins puissant : chaque anticorps est conjugué à huit molécules pour obtenir l’efficacité d’Enhertu, contre 3,5 pour Kadcyla. Ce chiffre augmente l’hydrophobicité qui peut grever les propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques de l’ADC. Intervient alors son troisième et dernier atout : un linker soigneusement sélectionné qui minimise cette hydrophobicité. C’est la combinaison de ces éléments qui confère au traitement sa puissance.
Des perspectives triple positives
Malgré leur efficacité et leur spécificité, « certains ADC ont des profils de tolérance plutôt satisfaisants, mais d’autres un peu moins », souligne Caroline Denevault-Sabourin. Si le manque de stabilité du linker en circulation plasmatique ou l’action de l’ADC en dehors de sa cible peut l’expliquer, l’effet bystander jouerait aussi un rôle. Cette propriété à double tranchant offre une efficacité intratumorale plus importante, après diffusion passive, mais pourrait augmenter dans le même temps les risques de toxicités. « C’est ce qui distingue Enhertu de Kadcyla », explicite-t-elle : ce dernier libère un métabolite qui ne diffuse pas au-delà des cellules ciblées, alors que le cytotoxique d’Enhertu est capable d’affecter les cellules voisines, qu’elles soient tumorales ou saines. Il présente ainsi une plus grande activité mais une toxicité accrue.
« Les ADC ont permis de lever un certain nombre de limitations auxquelles nous étions confrontés avec les anticorps monoclonaux, comme la nécessité de les associer à d’autres thérapeutiques, afin d’atteindre une meilleure activité antitumorale, et ceux de troisième génération surmontent certaines résistances aux anticorps monoclonaux ou aux ADC des deux premières générations », rapporte Nicolas Joubert, coresponsable du groupe immunoconjugués au CEPR de l’université de Tours. Aussi, même si les ADC avaient initialement plus d’applications dans les tumeurs liquides en raison des difficultés à atteindre et à pénétrer les masses tumorales, mal vascularisées et hétérogènes, leurs indications s’étendent désormais à un nombre croissant de cancers solides. Reste que des mécanismes d’échappement tumoral peuvent apparaître lors d’un traitement par ADC. C’est donc une course continue entre innovation et résistance tumorale qui se perpétue.
Sophistiqués et… coûteux
L’optimisation de l’efficacité et de la tolérance des futurs ADC portent sur de nombreux aspects : la spécificité de l’anticorps, la nature du linker, la méthode de greffage et le nombre de molécules greffées, les modalités de délivrance, ou encore le type et la physicochimie de la molécule greffée… Si les cytotoxiques en constituent l’écrasante majorité, d’autres actifs sont envisagés. Certains ADC ont été développés qui mettaient en œuvre des radio-isotopes, d’autres des toxines : Lumoxiti (moxétumomab pasudotox), par exemple, qui combinait une exotoxine bactérienne à un anticorps ciblant CD22 a été commercialisé dans une leucémie rare au début des années 2020 (arrêté depuis par le laboratoire). D’autres conjugués anticorps-toxines expérimentaux, utilisant par exemple la toxine diphtérique ou la ricine, sont actuellement dans les pipelines, certains au stade clinique.
Face au cancer, toutes les innovations sont bonnes à prendre, reconnaît Emmanuel Douez, pharmacien hospitalo-universitaire à la faculté de pharmacie et au centre hospitalier régional universitaire de Tours : « Et les perspectives cliniques – et économiques – des ADC sont si importantes qu’elles motivent aujourd’hui une nouvelle vague d’innovation. Toutefois ces médicaments reposent sur des technologies sophistiquées et très coûteuses sur le plan du développement et de la production. Après l’arrivée des anticorps monoclonaux et des immunothérapies, la société pourra-t-elle encore absorber le coût de ces nouvelles thérapies innovantes ? »
À retenirLes immunoconjugués, ou anticorps drogue conjugués (anticorps armés), greffent un agent cytotoxique puissant sur un anticorps monoclonal à l’aide d’un bras espaceur chimique.
Ces thérapies apportent de réels progrès dans les cancers du sein de mauvais pronostic et d’autres cancers.
Leurs perspectives cliniques sont très importantes.

- Quétiapine en rupture de stock : comment adapter la prise en charge des patients ?
- Médicaments à base de pseudoéphédrine : un document obligatoire à remettre aux patients
- Médicament contre la douleur : une alternative aux opioïdes
- Quétiapine : vers la dispensation à l’unité et des préparations magistrales
- Préparations magistrales de quétiapine : mode d’emploi
- Economie officinale : l’USPO lance un sondage pour réclamer des revalorisations
- Au Brésil, les pharmacies braquées pour Ozempic
- Réforme du troisième cycle des études de pharmacie : 11 250 € par stagiaire, mais des questions en suspens
- Comment l’Ordre accompagne les pharmaciens victimes d’agressions devant la justice
- 4 points clés sur Vecalmys, nouveau traitement de l’hypertrophie bénigne de la prostate


