Être looké sans choquer - Porphyre n° 520 du 26/02/2016 - Revues
 
Porphyre n° 520 du 26/02/2016
 

Comprendre

Enquête

Auteur(s) : Annabelle Alix

La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Les préparateurs peuvent donc adopter le look qui leur plaît au travail à condition de ne pas nuire aux intérêts de leur employeur. Le point sur vos libertés de style et les limites à respecter.

Tatouages, piercings, coiffure extravagante ou tenue gothique, tous les goûts sont dans la nature. Et chacun voudrait pouvoir assumer les siens. Mais, au travail, la question du look pose parfois problème, quand elle n’est pas taboue. En matière de style, le patron a toutefois le dernier mot. Mieux vaut donc la jouer fine…

Mon look, c’est moi

67 % des salariés européens sont confrontés à des conflits intergénérationnels au travail. Ce pourcentage atteint les 71 % en France(1). Peu étonnant pour Stéphan Laclare, consultant au Creci, cabinet de conseil et de formation en management : « Nous sommes en pleine transition vers une nouvelle ère ». Les nouvelles générations ont ainsi besoin d’afficher leur singularité dans le groupe, quand leurs aînés s’attachaient à en respecter scrupuleusement les codes. « Fini le temps où l’on souhaitait consommer comme ceux de son rang social, résume Stéphan Laclare. Aujourd’hui, on veut consommer ce qui nous est personnel ». Le look aussi s’affranchit des codes. Il reflète une singularité, heurtant parfois la bienséance au travail.

À l’heure de l’esthétisation et du culte du corps, les tatouages et piercings se répandent. Ils personnalisent le corps, le subliment… Évoquant parfois un vécu, une appartenance à un groupe ou un trait de caractère, ils sont une part de la personne, tout du moins de sa chair, parfois de son histoire (voir encadré). Ou l’expression d’une personnalité. Sur la page Facebook « Tu sais que tu es préparatrice quand… », Émily, à Pignan (Hérault), en témoigne : « J’ai un piercing au nez, au-dessus de la bouche, deux implants sur la main, un tatouage sous l’oreille et je suis raisonnablement rasée sur le côté ! Je suis aussi passée par toutes les couleurs de cheveux. Mon côté décalé, mes titulaires l’ont bien adopté ! Ils me connaissent depuis que j’ai 16 ans. J’en ai 35 maintenant… »

Respecter l’entreprise

Arborer ses tatouages, sa peau percée, ses choix gothiques ou se coiffer d’un foulard (voir encadré p. 20), a priori, au travail, rien n’est interdit. « Le principe, c’est la liberté, affirme maître Éric Rocheblave, avocat en droit du travail au barreau de Montpellier (voir encadré p. 20). Le salarié détient la maîtrise de son apparence ». Avec toutefois une réserve : « Cette liberté n’est pas reconnue comme fondamentale. L’employeur peut donc la limiter si la nature des tâches confiées au salarié le justifie. Les limites doivent alors être proportionnées au but recherché ». Leur bien-fondé est évalué au cas par cas. La sécurité, par exemple, justifie le port obligatoire d’une tenue de protection. Les tribunaux ont aussi validé le licenciement d’une salariée qui se rendait au travail vêtue d’un chemisier transparent sans soutien-gorge en dessous. Motif ? « Sa tenue était considérée comme suggestive, de nature à susciter un trouble dans l’entreprise », explique maître Rocheblave. Les limites imposées par le patron varient selon le secteur d’activité, et même d’une entreprise à l’autre, car « l’employeur est seul habilité à décider de l’image qu’il entend donner de sa société », rappelle l’avocat. Ainsi, « un tatouage apparent pourrait être admis chez le modèle d’une marque de vêtements jeune et branchée, mais interdit aux mannequins d’une maison de haute couture ». En bref, si rien n’est a priori interdit, avec un bon motif, tout peut le devenir. Même le port d’un pin’s aux intentions louables, affichant un soutien aux victimes du sida, du cancer du sein ou des attentats de Paris. « La blouse représente l’entreprise, explique maître Rocheblave. L’employeur est en droit de refuser d’associer l’image de sa société à telle ou telle cause au travers du pin’s apposé sur la blouse ».

Ne pas choquer le client

Le style du salarié ne doit pas faire fuir la clientèle. Comme le rappelle à juste titre un titulaire sur la page Facebook « Pharma Cool », « le client a le dernier mot. S’il est ouvert aux tatouages et piercings et qu’il ne vous fuit pas, pourquoi pas ? Mais si la clientèle est plus classique et plus traditionnelle, elle va vous fuir ».

De manière générale, occuper un emploi en contact avec le client suffit à se voir imposer le port d’une tenue correcte, excluant le survêtement ou le bermuda. Le degré d’exigence concernant l’apparence varie ensuite d’un endroit à l’autre, en fonction de la typologie de clientèle. « Le condiv client est différent entre une pharmacie située dans le quartier parisien du Marais (festif et décomplexé, NDLR), et celle qui se trouve à La Castellane, dans les quartiers nord de Marseille », note un titulaire. D’après leurs témoignages, les préparateurs semblent plutôt enclins à respecter le seuil de tolérance de leurs clients. Certains se fixent des limites. « J’ai toujours voulu me faire une teinture rouge, mais je n’ose pas, à cause de mes clients cardiaques ! », confie Lucie sur la page du « Blabla du préparatoire ». Quant à Calogero (voir témoignage ci-dessus), il a renoncé au piercing à l’arcade sourcilière, « non pas à cause du titulaire, qui était d’accord, mais par respect pour le client. Je sais que ma façon de parler peut parfois être perçue comme agressive et je ne voulais pas en rajouter ! » Pour ce préparateur de la Loire, « la barrière de l’apparence est clairement une réalité ». Il estime qu’ « au travail, il faut se forger une image la plus consensuelle possible, quitte à se renier un peu ».

Pauline, titulaire dans les Alpes-Maritimes, s’insurge. « Ce n’est pas parce que les patients discriminent que l’employeur doit le faire aussi ! Les tatouages font partie intégrante du corps de la personne qui travaille. Si votre employé avait une tache lie-de-vin sur la moitié du visage ou des cicatrices de brûlures sur un avant-bras, vous l’obligeriez à porter un masque ou des manches longues ? », s’enquiert-elle auprès de ses confrères internautes.

Face à ces interrogations, maître Rocheblave est formel. En droit français, le critère du trouble à l’entreprise est « objectif ». Il n’est donc pas discriminatoire. Selon l’avocat, une fuite de clientèle ou des plaintes de patients suffiraient à le caractériser. L’employeur pourrait alors forcer le salarié à couvrir son avant-bras brûlé, mais encore « imposer une perte de poids au salarié vendant des produits amincissants ou obliger un mannequin salarié à subir une opération de chirurgie esthétique », note maître Rocheblave. En conclusion, « si vous aviez des patients racistes, vous n’embaucheriez pas de préparateur ou de pharmacien black ? », questionne Pauline.

En l’état actuel du droit, cette attitude est recevable. Certes, dans l’absolu, « la prise en compte de l’aspect physique du salarié pour arrêter une décision peut caractériser une discrimination », concède maître Rocheblave. Mais le Code du travail autorise les « différences de traitement lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante ». Comme conserver sa clientèle. À noter que l’employeur doit toutefois rester cohérent dans ses directives. Lorsqu’un look est toléré pendant un certain temps, il est considéré conforme aux intérêts de l’entreprise et ne peut donc être invoqué soudainement comme seul motif de licenciement.

Annoncer la couleur d’emblée

Dévoiler son look dès l’entretien d’embauche est donc de rigueur. Dans le Gard, Élodie refuse d’ailleurs de s’y rendre en laissant ses piercings à la maison. « Ce serait mentir, explique-t-elle. Je préfère me présenter comme je suis, et si cela pose un problème, nous pouvons en parler tout de suite et trouver des solutions ensemble ». Maître Éric Rocheblave partage cet avis. Et rappelle qu’« employeur et salarié sont tenus par une obligation de loyauté ». Un titulaire la résume ainsi : « Il faut être en accord avec soi-même, que l’on arbore des tatouages - en tant que salarié -, ou que l’on décide d’employer quelqu’un qui en porte de manière ostensible ». À chacun d’assumer ses choix. C’est quand la discussion n’a pu être abordée que les choses se compliquent. Dans l’Eure, Jessica, recrutée comme préparatrice, n’a pas apprécié la convocation de son patron au sujet d’un piercing qu’elle portait déjà lors de l’entretien d’embauche. De son côté, Florence, titulaire, s’est fait surprendre par une jeune fille qui portait le voile au travail alors qu’elle s’était présentée tête nue à l’entretien. Résultat ? « Je ne l’ai pas gardée, témoigne la pharmacienne. J’ai préféré ne pas débattre de ce sujet avec elle… »

Rester « clean » et « pro »

Mieux vaut casser les tabous dès le départ et fournir l’occasion de régler la question immédiatement. Certains préparateurs se disent d’ailleurs ouverts à l’idée de retirer leurs piercings durant leurs heures de travail. Et en cas de nouveau projet esthétique durant le contrat, là aussi, « il est préférable d’en parler en amont, plutôt que de brandir sa liberté comme un étendard sous le nez du patron », assure maître Rocheblave.

Professionnalisme et propreté prendront toujours le pas sur une apparence un peu excentrique. « Quand les tatouages et les piercings sont discrets ou de bon goût, il n’y a aucun problème, estime Corinne Brami, titulaire en Seine Saint-Denis. Surtout que certains clients en ont également. Cela peut donc être un plus pour le conseil post-tatouage, post-piercing ou pour le maquillage permanent ». Mais l’apparence doit être « clean », c’est un impératif. Un piercing infecté fera tache chez un professionnel en contact avec les clients, et encore plus en pharmacie. L’hygiène du corps doit être irréprochable. Des cheveux sales, une odeur de crasse ou des baskets couvertes de boue ne sont pas acceptables sur le lieu de travail. Mieux vaut un piercing propre accompagné d’une présentation soignée.

Les qualités professionnelles du préparateur peuvent également contrebalancer les détails excentriques de son apparence. Érik Marx, titulaire à Lambesc (Bouches-du-Rhône), en témoigne : « J’ai eu un apprenti piercé. J’ai hésité un bon moment avant de l’embaucher, du fait de l’image qu’il pouvait renvoyer aux clients, mais il avait de vraies qualités et une empathie considérable. Je l’ai donc recruté en me disant : “C’est la nouvelle génération !” Je ne le regrette pas, c’était une vraie perle ! »

(1) The Workforce View in Europe 2015/16, Opinion Matters pour ADP, étude réalisée en juillet 2015 auprès de 11 257 adultes actifs dans huit pays européens.

Pour information, les articles du Code du travail auxquels se réfère cette enquête sont les articles L 120-2, L 1121-1, L 1132-1 et L 1133-1.

La liberté de religion

La loi autorise-t-elle un préparateur à porter le voile ou la kippa à l’officine ?

Contrairement à la liberté d’apparence, la liberté de religion et d’expression est fondamentale. Un préparateur en officine ne peut donc se voir interdire de porter voile ou kippa sur son lieu de travail.

L’employeur peut-il limiter ces libertés ?

Oui, mais ces restrictions doivent être précises, justifiées par la nature des tâches accomplies et proportionnées au but recherché. Ces critères sont interprétés de façon plus sévère que pour les restrictions qui concernent la liberté d’apparence. En 2014, le licenciement d’une salariée de crèche qui portait le voile a été validé par la Cour de cassation. Rien ne garantit qu’un tel licenciement serait possible en pharmacie. La Cour européenne des droits de l’homme doit se prononcer sur le cas précité. La question n’est donc pas figée.

Qu’en est-il à l’hôpital ?

Les préparateurs exerçant en clinique ou dans un hôpital privé bénéficient des mêmes libertés que ceux de l’officine.

À l’exception des établissements de santé privés d’intérêt collectif (Espic), qui participent aux missions de service public (mode de financement identique à celui des hôpitaux publics, permanence de l’accueil, égal accès à des soins de qualité…). Comme les hôpitaux, les Espic représentent l’État et ses valeurs. Et sont donc soumis au principe de laïcité. Ainsi, les agents, contractuels et salariés qui y travaillent sont tenus au devoir de neutralité et ne peuvent afficher de signes ostentatoires d’appartenance à une religion. Le port du voile islamique ou de la kippa leur est donc interdit.

Le saviez-vous ?

La mode évolue, le droit aussi

Éric Rocheblave, avocat en droit du travail au barreau de Montpellier (Hérault)

« Il y a dix ou quinze ans, la barbe était autorisée au travail. Aujourd’hui, elle est moins admise. Les décisions rendues par la justice évoluent avec la société, parfois même d’année en année. Ainsi, en 2011, la cour d’appel de Versailles condamnait le look “mal rasé” d’un soignant car il ne participait pas à l’image de “la plus grande propreté” requise dans le règlement intérieur de son établissement. En 2013, la cour d’appel de Paris a, au contraire, jugé que ce look ne portait pas atteinte à l’image de l’entreprise. »

L’avis de l’experte
Dominique Zaragoza, conseillère en image à Épinal (Vosges)

« L’anti-conformisme n’a pas sa place au travail »

« Selon moi, trop d’excentricité nuit à l’image de la pharmacie. L’officine doit renvoyer une image saine, rayonnante, sobre et nette, propre à l’aspect “soin”. La neutralité rassure le client-patient. Or les tatouages ont souvent une connotation très marquée : sentimentale, rebelle, religieuse, d’appartenance à un groupe… Ils peuvent être engagés, sectaires, montrer une part trop prononcée du caractère ou de la personnalité. Les tatouages situés sur les jambes ou les bras, que l’on peut dissimuler, ne posent pas vraiment de problème. Mais ceux qui ornent le visage et le cou sont plus gênants car ils marquent la première impression. Mieux vaut alors qu’ils soient fins et raffinés pour dégager une image agréable et non agressive. Un petit diamant sur le nez passera mieux qu’un anneau. Tout ce qui est pointu est perçu par l’œil comme agressif et dérangeant. En feng shui, les barres, tiges et flèches symbolisent le fait de tuer, de détruire, d’agresser l’autre. L’écarteur d’oreille renvoie une impression de mutilation. »

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