Ruptures de médocs avouées, à moitié gérées - Porphyre n° 506 du 27/09/2014 - Revues
 
Porphyre n° 506 du 27/09/2014
 

Comprendre

Enquête

Auteur(s) : Véronique Hunsinger

Les médicaments manquants sont le lot quotidien des préparateurs et des pharmaciens. Les laboratoires, les grossistes-répartiteurs et l’ordre des pharmaciens promettent que les choses vont s’améliorer, à commencer par la communication.

Pas un jour sans qu’un manquant s’affiche sur le bon de commande. Pour nombre d’officinaux, c’est le souci numéro 1 au comptoir. Le phénomène des ruptures de médicaments, défini comme « l’impossibilité pour un patient d’obtenir un médicament dans un délai de 72 heures »(1), prend une ampleur jamais atteinte. Le plus souvent, préparateurs et pharmaciens en ignorent les causes. La relative bonne nouvelle est que le sujet n’est plus tabou. Laboratoires, grossistes-répartiteurs et pouvoirs publics commencent à reconnaître ouvertement le problème et à réfléchir ensemble à de nouvelles solutions, notamment à améliorer la communication. Il était temps.

Un phénomène palpable

« Quand on reçoit les commandes, on a l’impression qu’il y aura bientôt davantage de manquants que de produits reçus, raconte Hélène Monteiller, préparatrice en région parisienne. Quand j’ai débuté, il y a dix ans, ce n’était pas le cas. Aujourd’hui, j’en ai une feuille et demie ! Des vaccins, mais nous sommes aussi à court de produits très courants comme l’Efferalgan ou le Vogalène ». De quoi susciter l’incompréhension des patients. « Nos clients ne nous prennent pas toujours au sérieux, se désole Aurélie Thonon, préparatrice en Seine-et-Marne. Beaucoup pensent que c’est de la faute de la pharmacie, qu’on ne fait pas assez de stocks, alors que ce n’est pas le cas ». Parfois, l’absence d’un médicament rend la situation houleuse. Calogero Sanfilippo a dû, un jour, évacuer une personne de l’officine quand il l’a entendue taper sur le comptoir. « C’était un patient psychiatrique, mais j’ai eu peur qu’il s’en prenne à la préparatrice ou aux clients, raconte le préparateur exerçant dans la Loire. C’est la seule fois que c’est arrivé mais, la plupart du temps, les gens sont agacés par la situation, voire carrément énervés ».

Selon un sondage Ipsos d’avril 2014 réalisé à la demande du Leem (Les entreprises du médicament), la moitié (55 %) des 1 000 personnes interrogées disaient avoir déjà été confrontées au phénomène d’un « manquant » et un tiers identifiaient ces ruptures d’approvisionnement comme « une menace pour leur santé ». Même si cette étude ne distingue pas une réelle rupture d’un simple retard de livraison, cette impression ressentie de part et d’autre du comptoir correspond à une réalité mesurée par l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Entre septembre 2012 et octobre 2013, elle a ainsi répertorié 324 ruptures de stock et 103 risques de ruptures. S’agissant des « produits indispensables », la hausse est inquiétante : 44 situations de ruptures en 2008, 173 en 2012 et plus de 200 en 2013. Parmi elles, on recense les ruptures de stock au niveau du fabricant et les ruptures d’approvisionnement rendant momentanément impossible la délivrance d’un médicament.

Production et demande en cause

Récemment, le Leem, qui représente les industriels, a décidé de jouer la transparence en rendant publique une enquête sur les causes des ruptures. « Pour les industriels, cette question est un phénomène complexe car la chaîne du médicament est elle-même très complexe », rappelait Philippe Lamoureux, directeur général du Leem, lors d’une conférence de presse en mai dernier. En 2013, l’organisation a enquêté auprès de 90 laboratoires ayant fait une déclaration de rupture auprès de l’ANSM entre septembre 2012 et octobre 2013. Cette photographie de 180 situations révèle une durée moyenne de 94 jours pour les ruptures. De 0 jour si le laboratoire a su gérer ses stocks résiduels jusqu’à l’arrivée de nouveaux stocks, à… 398 jours. Les causes sont très diverses. Les incidents liés à la production sont responsables de 33 % des situations de rupture. « La fabrication du médicament comporte de très nombreux contrôles de qualité car notre engagement est le zéro défaut », souligne Nathalie Le Meur, présidente du groupe « Ruptures d’approvisionnement » du Leem. Au moindre problème détecté, tout un lot peut être détruit. Incendie, inondation ou machine en panne, les problèmes ponctuels sur un site de fabrication sont aussi générateurs de ruptures. Dans 28 % des cas, c’est l’augmentation des ventes qui est en cause. Ainsi, lors de la généralisation de la mesure « tiers payant contre générique », les ventes ont connu une hausse subite et très importante. Difficile dès lors d’y répondre instantanément.

« La variation de la demande est ce qu’il y a de plus difficile à anticiper car la production d’un médicament est très complexe et surtout longue », explique Christophe Ettviller, président du groupe de distribution du Leem. Entre le moment de la livraison des principes actifs et des excipients dans les usines et celui de la réception de la commande à l’officine, il peut se passer de quatre ou cinq mois à un an pour les médicaments les plus difficiles à créer. Dans 16 % des cas, le fabricant est lui-même confronté à une difficulté d’approvisionnement en matières premières. « La chaîne de fabrication est de plus en plus longue, explique Christophe Ettviller. Le problème est que le secteur de la chimie qui fournit nos matières premières est en pleine recomposition. Les principes actifs ne sont plus fabriqués en Europe, mais essentiellement en Asie, particulièrement en Chine et en Inde ». Enfin, le Leem a identifié d’autres causes moins importantes comme la rupture de stock chez un concurrent, la disponibilité des conditionnements, les délais d’approbation des changements sur les sites de fabrication ou la gestion interne des stocks.

Allô doc’, on est encore en rupture…

Peu importe la cause, pourvu que des solutions existent pour les officinaux, placés en première ligne. Quand un princeps et ses génériques sont indisponibles, il n’y a pas trente-six solutions. Le coup de fil au médecin est l’étape obligée. Encore faut-il qu’il soit joignable, ce qui est rarement le cas avec les hospitaliers. « Dernièrement, un patient est venu en fin de journée avec une ordonnance de Pyostacine. On a appelé au cabinet médical, mais la secrétaire était partie et le médecin, injoignable. Nous avons été coincés », raconte Clotilde Milan, préparatrice dans la Loire. Heureusement, certains généralistes acceptent de donner leur numéro de portable. Ainsi, Calogero Sanfilippo arrive à joindre sans difficulté le principal prescripteur de sa pharmacie, mais « on a quand même souvent l’impression qu’on les dérange », note Aurélie Thonon, préparatrice. « Hier, dans mon officine, j’avais 33 médicaments en rupture de stock chez mes fournisseurs ! Heureusement, j’avais encore du stock pour la plupart d’entre eux, raconte Philippe Gaertner, titulaire dans le Bas-Rhin et président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques français (FSPF). Notre rôle est de trouver une alternative avec le médecin quand il y en a une. Pour un antihypertenseur, c’est relativement facile même si c’est toujours angoissant pour le patient. Le pire est de ne pas avoir de solution face à quelqu’un à qui l’on explique à longueur d’année qu’il doit être observant ».

Dans beaucoup de pharmacies, l’habitude a été prise de demander au médecin si un remplacement systématique du produit manquant par un autre est possible. « Pour certains antibiotiques régulièrement en rupture, nous avons demandé aux généralistes si on pouvait toujours les substituer par un autre produit en particulier, raconte Clotilde Milan. Ils sont généralement d’accord ». Même procédure mise en place dans l’officine de Calogero Sanfilippo pour le Stagid, constamment en rupture.

Des médecins sur une autre planète

« Les médecins ne semblent vraiment pas au courant des ruptures », s’étonne Hélène Monteiller, préparatrice. Ce que confirme le Dr Jean-Paul Hamon, médecin généraliste à Clamart (92) et président de la Fédération des médecins de France : « On sait qu’un médicament est en rupture quand la pharmacie nous appelle pour nous demander par quoi substituer ». Plusieurs préparateurs s’étonnent tout de même, en privé, que les médecins continuent de prescrire des médicaments en rupture. « Honnêtement, nous ne sommes pas plus informés que les pharmacies, explique le Dr Hamon. On a parfois l’impression d’être dans un pays soviétique des années 50. C’est difficile de savoir aujourd’hui quels sont les médicaments en rupture tellement il y en a. J’ai constaté dernièrement qu’il semble à nouveau y avoir des difficultés avec le Levothyrox. Mais c’est surtout quand il y a eu des ruptures sur le Néo-mercazole que nous avons été très embêtés, même si relativement peu de patients étaient concernés ». En théorie, les médecins peuvent être informés des ruptures via les newsletters quotidiennes de l’Agence nationale de sécurité du médicament, mais la plupart sont déjà noyés sous des tonnes d’informations. Alors, le bébé est refilé la plupart du temps aux officinaux…

Quand les grossistes se démènent

Pour autant, si le nombre de médicaments en rupture augmente indéniablement, la situation s’améliore pour les produits les plus sensibles. En 2011, les associations de patients, en particulier dans le domaine du VIH, avaient tiré la sonnette d’alarme en raison de nombreuses ruptures d’antirétroviraux, pour lesquels une observance à 95 % est requise pour éviter tout échappement thérapeutique. Ce qui avait abouti à la parution, en septembre 2012, d’un décret sur la prévention des ruptures(1) qui a renforcé les obligations de tous les acteurs de la chaîne. « Le décret ne répond pas entièrement à nos attentes car nous voudrions un statut spécial pour une petite liste de médicaments à intérêt thérapeutique majeur et pour lesquels l’observance est essentielle », pointe Hélène Pollard, pharmacienne retraitée et membre du TRT-5, collectif d’associations de lutte contre le sida. La situation est loin d’être parfaite, mais la chaîne s’organise. « Les grossistes-répartiteurs ont pour obligation d’avoir quinze jours de stock de la consommation habituelle de leurs clients, explique Emmanuel Déchin, délégué général de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP). Il faut savoir que sur le nombre de boîtes que nous commandons auprès des fabricants, il y a environ 15 % de ruptures d’approvisionnement alors qu’en aval, les ruptures subies par les officines sont de l’ordre de 5 % du nombre de boîtes commandées ». Les grossistes-répartiteurs mettent en avant les efforts entrepris pour réduire les effets des ruptures. « Nous avons mis en place des solutions opérationnelles et collaboratives transparentes pour les pharmacies en jouant sur la solidarité de notre réseau afin de pouvoir compléter les commandes et éviter les ruptures pour nos clients », explique Tasmine Karimjee, directeur de la « Supply chain » de l’OCP. Si un établissement ne peut honorer la commande de son client, celle-ci est routée vers un autre établissement du groupe. L’OCP dispose également d’un stock tampon au niveau de sa plate-forme nationale à Roissy, au nord de Paris. « Si un pharmacien a besoin d’un produit indispensable et qu’il le commande avant 19 heures, il peut être livré dès le lendemain pour la tournée de l’après-midi. Le délai de livraison est confirmé et le produit est réservé », ajoute Tasmine Karimjee.

Autre solution – pas toujours connue – pour les médicaments irremplaçables, le numéro vert qui a été mis en place par tous les laboratoires afin de répondre aux demandes de dépannage des officines (voir encadré sur les centres d’appel d’urgence).

Solidarité entre blouses blanches et patients

Autre solution quand ça coince au comptoir, le dépannage entre confrères. « Dans notre commune, il y a quatre pharmacies, explique Aurélie Thonon, qui travaille en Seine-et-Marne. Avant même d’appeler le médecin, on commence par faire le tour des autres officines pour savoir s’il leur reste une boîte du produit quand c’est un médicament indispensable ». La solidarité a également lieu entre les malades, notamment via les associations de patients chroniques et leurs forums Internet. « Quand quelqu’un fait un appel sur le forum, très souvent il est dépanné par d’autres personnes qui lui envoient gratuitement une boîte qui leur reste », explique Beate Barthes, administratrice du site Vivre sans thyroïde. Les discussions sur ce forum confirment les difficultés d’approvisionnement en Levothyrox sur certains dosages l’année dernière. « Le problème est que les pharmaciens ne semblent pas avoir toutes les informations. Du coup, certains patients risquent de paniquer et peuvent vouloir faire des stocks, souligne Beate Barthes. Le laboratoire m’avait dit avoir préparé une lettre pour les pharmaciens, mais cela faisait quinze jours qu’elle n’était toujours pas partie ». Lors des difficultés de l’été 2013, un certain nombre de patients seraient sortis bredouilles des pharmacies qui n’avaient pas toutes été au courant, selon elle, de la procédure mise en place par l’ANSM pour être livrés en urgence avec le médicament italien.

Les associations de patients recommandent toutes de ne pas attendre le dernier moment. « C’est sûr que ce n’est pas raisonnable de venir à l’officine un samedi à 18 heures avec une ordonnance d’antirétroviraux, pointe Hélène Pollard, du TRT-5. Nous avons réalisé une enquête qui montre que 30 % des malades avaient connu des interruptions de traitement de un à quinze jours. C’est un problème très important ». La situation est donc encore loin d’être sous contrôle. Sur le terrain officinal, la débrouille reste de mise.

(1) Décret n° 2012-1096 du 28 septembre 2012 relatif à l’approvisionnement en médicaments à usage humain (Journal officiel du 30 septembre 2012).

Les préparateurs face aux ruptures de médicaments sondés par Porphyre

Enquête réalisée du 23 au 30 juin 2014 via Internet auprès de 94 préparateurs.

Les ruptures sont votre lot quotidien

75,5 % d’entre vous sont confrontés à des problèmes de rupture au moins une fois par jour.

Un phénomène en constante hausse

90,4 % des préparateurs constatent que ce phénomène augmente fortement depuis un à trois ans.

Quatre classes thérapeutiques sont particulièrement touchées

Les médicaments du cardio-vasculaire pour 25,5 % ;

ceux du système nerveux central pour 22 % ;

les anti-diabétiques pour 16 % ;

les anti-infectieux pour 14 %.

Suivent les traitements hormonaux, les vaccins.

Vous êtes les as de la débrouille

77 % d’entre vous se débrouillent seuls au comptoir.

Vous appelez quasi systématiquement le médecin

70 % d’entre vous contactent le médecin pour changer le médicament ;

10 % pour l’avertir seulement ;

20 % s’arrangent avec le patient.

Avec lui, vous trouvez presque toujours une solution de rechange

Presque toujours : 60 % ;

c’est compliqué dans 25 % des cas ;

c’est parfois impossible dans 15 % des cas.

Le plus souvent, la molécule est changée

9 fois sur 10, le médecin prescrit une autre molécule dans la même classe thérapeutique.

Un patient sur deux accepte le changement

25 % des patients préfèrent attendre quelques jours ;

15 % vous demandent de vous dépanner auprès d’un confrère.

Vous êtes mal informés des ruptures

51 % pensent que c’est très compliqué d’avoir des informations ;

46 % jugent les infos insuffisantes, notamment sur les causes de rupture.

Votre principale source d’information reste le grossiste

73 % sont renseignés par le grossiste ;

20 % par le laboratoire ;

7 % par l’ANSM.

Le dépannage entre confrères n’est pas usuel

Non : 25 % ;

De temps en temps : 52 % ;

Très fréquent : 23 %.

Les ruptures vous concernent et nuisent à votre travail

38 % sont gênés dans leur exercice ;

32 % jugent cette situation injuste pour leurs patients ;

18 % des patients sont mécontents et s’en prennent aux labos, au gouvernement…

Des centres d’appel d’urgence

Instaurés par le décret de 2012 relatif à l’approvisionnement en médicaments, ces centres mis en place par les exploitants sont accessibles aux pharmaciens d’officine, hospitaliers et responsables des grossistes pour une meilleure prise en charge des ruptures d’approvisionnement, et éventuellement des dépannages selon l’urgence.

Chaque laboratoire possède son numéro d’appel d’urgence, unique pour toutes les spécialités commercialisées ; il est disponible sur le site Internet du laboratoire, dans le Vidal (au début de l’ouvrage), sur les plaquettes labo et sur le site de l’ANSM : ansm.sante.fr > S’informer > Informations de sécurité. L’exploitant doit ensuite informer trimestriellement l’Agence régionale de santé dont il dépend des dépannages effectués, et ainsi assurer une traçabilité.

Les classes thérapeutiques les plus touchées

D’après une enquête du Leem menée auprès de 90 laboratoires entre septembre 2012 et octobre 2013, les classes thérapeutiques les plus concernées par les ruptures sont :

> les traitements hormonaux (33 %) ;

> les anti-infectieux (16 %) ;

> les anti-cancéreux (16 %) ;

> les médicaments du système nerveux central (16 %) ;

> les médicaments du système cardio-vasculaire (7 %) ;

> les médicaments du système génito-urinaire (3 %) ;

> les médicaments pour le sang (3 %) ;

> les médicaments pour le système respiratoire (3 %).

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