Les intrapreneurs prennent le pouvoir

Vous souhaitez entreposer les clés de votre studio parisien dans un lieu sûr pour votre cousine de passage ? C’est possible dans dix villes de France avec Oh My Keys ! Vous cherchez à laisser votre chien à une personne de confiance pendant un weekend ? Pensez à Aniweedoo. Vous avez besoin d’un appui logistique pour l’envoi de colis ? La solution s’appelle www.busybees.fr. Ces trois entreprises ont pour point commun d’être des nouveaux services du groupe La Poste et d’avoir été imaginées par des collaborateurs de l’entreprise. Elles ont germé dans le cadre d’un plan baptisé « 20 projets pour 2020 » conçu pour permettre « aux postiers de proposer des projets innovants de nature à développer de nouvelles activités ou services ». Autrement dit, ces initiatives sont nées d’un concept d’intrapreneuriat, qui consiste en « un processus par lequel un individu (ou un groupe d’individus), en association avec une organisation existante, crée une nouvelle organisation ou génère le renouvellement ou l’innovation au sein de cette organisation », selon les chercheurs Pramodita Sharma et James J. Chrisman.

FAIRE PREUVE d’ouverture d’esprit

Comment passer à ce mode de management, qui donne aux salariés la possibilité d’exprimer leurs idées et, dans un certain cadre, les moyens de les mettre en œuvre ? Tout commence par une volonté du top management. Sa foi dans cette méthode est indispensable. Le chef d’entreprise doit aussi être convaincu que son métier s’exercera autrement demain, sans forcément savoir comment. « On innovera en désilotant les différents services. Tout le monde peut avoir des idées, le marketing sur la logistique et inversement », estime Karen Lemasson, directrice RSE (responsabilité sociale d’entreprise) & Open Innovation et membre du comité de direction des laboratoires Expanscience. Concrètement, quelle que soit la taille de la société, l’intrapreneuriat débute toujours par un appel à projets. à La Poste, ce processus se déroule via un extranet. Chez Expanscience, dans le cadre du plan « Better living program », il prend la forme d’une application : les salariés y déposent leurs intuitions, en « likent » d’autres. Si on dispose de moins de moyens, on peut tout simplement ouvrir une boîte à idées sous forme d’urne.

LA BONNE IDÉE pour convaincre

Les collaborateurs doivent se sentir en confiance. « Le principe : il n’y a pas de mauvaises idées, il faut être bienveillant pour développer une dynamique », explique Carole Cuche, directrice prospective et innovation du groupe La Poste. Pour arbitrer entre les propositions, mieux vaut mettre en place un jury. Ce groupe proviendra idéalement de l’interne et de l’externe « pour ne pas tuer les idées qui ne nous ressemblent pas », précise Karen Lemasson. In fine, c’est au salarié de « vendre » son programme. Car, nous ne vivons pas dans le monde de Oui-Oui. « Il faut que l’entreprise comprenne le concept, à quel besoin il répond, quel est son modèle économique, quelle est la taille du marché potentiel… », insiste Carole Cuche. Et si le collaborateur n’est pas en mesure de réaliser une étude de marché aussi détaillée, il doit quand même étayer son dossier.

FINANCER le projet

Convaincue, l’entreprise doit donner les moyens à son salarié de tester son projet et s’ouvrir à de nouvelles perspectives. à la pharmacie de la Charentonne à Bernay (27), les idées fusent en partant souvent d’échanges informels. « Parfois on délire, mais le dimanche, je remplis le cahier de communication et récapitule les idées intéressantes », affirme Mathilde Six. à la fin de l’année 2017, tous les membres de l’équipe se sont même regroupés en binôme ou en trinôme, pour mener à bien une opération en particulier. Quantité de services déjà proposés aux clients, comme la confection de jolis paquets cadeaux, la création d’animations esthétiques sur une journée ou une demie journée, le recours au Capilliscope de René Furterer deux fois par an… sont nés ainsi. Persuadé des bienfaits de la dématérialisation des documents, François Vivet, alors adjoint en charge de la qualité à la Pharmacie des Olympiades à Goussainville (95), a mis au point un logiciel qui sert quotidiennement à la traçabilité des opérations de l’officine. Dans les plus grosses structures, un salarié peut être détaché de ses fonctions initiales pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines pour finaliser son projet. Dans tous les cas, le collaborateur devient au moins un temps « chef de projet », développe de nouvelles compétences, apprend à travailler avec d’autres interlocuteurs, comprend certaines contraintes de l’entreprise jamais perçues jusque-là… Toutefois, « il n’est en effet pas facile de passer d’un mode de fonctionnement hiérarchisé et centralisé à un mode de fonctionnement en réseau. Cela suppose bien des remises en question… », a écrit Véronique Bouchard, professeur en management stratégique à l’EM Lyon et chercheuse sur l’intrapreneuriat.

CRÉER une dynamique de groupe

Bien guidé, l’intrapreneuriat se révèle productif. Chez Expanscience, il a permis la sortie du site arthrocoach.com, à disposition des professionnels de santé et de Libarti.fr, une communauté dédiée aux solutions pour lutter contre l’arthrose. Et Karen Lemasson n’en finit pas d’être surprise par l’enthousiasme des salariés pour la coconstruction. De son côté, Aude Bohu, directrice associée du cabinet Talentis, voit aussi dans l’intrapreneuriat une manière de fidéliser les équipes. « C’est un moyen de susciter de l’engagement de la part des collaborateurs, les gens étant de plus en plus motivés par l’idée de se sentir utiles. Cela permet aussi de créer une ambiance, une convivialité différente, voire de développer un esprit d’entraide. Cela va se ressentir et va rejaillir sur la clientèle. » Un point non négligeable.