Ces titulaires qui officient hors du comptoir

Quand en 2010 Jérôme Sicard décide de s’installer après avoir travaillé 12 ans dans l’industrie, ce n’est pas pour tenir une « pharmacie de papa ». Aujourd’hui, il est souvent à l’officine mais il en sort aussi pour être utile autrement. Bientôt quarantenaire malgré ses faux airs d’étudiant, l’officinal rencontre régulièrement des patients cancéreux à la permanence de son association, tenue en ville. Il s’active également pour faire travailler ensemble les professionnels qui gravitent autour de ces malades.

Pour lui, tout a commencé par un licenciement économique, qui stoppe la première partie de sa carrière au sein de laboratoires spécialisés en cancérologie, virologie et maladies respiratoires. Le jeune homme veut mettre à profit cette expérience. Avant d’acheter une officine, il décroche deux DU, en oncologie et en éducation thérapeutique. En 2011, il rédige dans Le Journal de la pharmacie clinique un article intitulé « Réflexion autour de la création d’un maillage officinal à orientation cancérologie en Champagne-Ardenne ». Ce div constituera l’acte fondateur de sa pratique actuelle de pharmacien. Dans la foulée, en 2012, il fonde l’association Regards croisés. Son but : mettre en relation les patients atteints de cancer avec tous les professionnels dont ils ont besoin, du coiffeur au kinésithérapeute en passant par le nutritionniste. Depuis, Jérôme Sicard assure à tour de rôle la permanence du mardi après-midi, dans un local prêté par la mairie. Il y reçoit les patients. Pas question de s’afficher en tant que titulaire de la Pharmacie Principale à Châlons-en-Champagne (Marne). Il y est en tant que professionnel spécialiste. Et bénévole, comme les autres adhérents.

Des actions parfois rémunérées

Souvent réalisée gratuitement, l’intervention d’un pharmacien hors de son officine est parfois rémunérée. C’est le cas des actions menées dans le cadre des projets validées par les ARS. En Bourgogne, le Groupement de professionnels de santé libéraux de l’Auxois-Morvan (GPSAM), présidé par Nathalie Bessard, titulaire de la Pharmacie Vauban à Saulieu (Côte-d’Or), a reçu le feu vert de l’ARS pour un projet d’accompagnement des personnes âgées. Le protocole inclut une évaluation gériatrique standardisée pharmaceutique. Le principe ? Une fois les risques iatrogènes jugés trop élevés chez un patient, son pharmacien est sollicité pour se déplacer à domicile. « C’est l’occasion de réévaluer l’ordonnance, de réexpliquer la posologie et le but du traitement, d’examiner les interactions médicamenteuses, de chercher à savoir si le malade pratique l’automédication à la maison… », explique la pharmacienne qui perçoit, comme les autres libéraux impliqués dans le projet, un forfait de 75 € à chaque intervention. Toutefois elle ne compte pas ses heures de bénévolat au sein du GPSAM.

Sortir de son officine nécessite une bonne dose de volonté et de l’organisation. Comme Jérôme Sicard et Nathalie Bessard, Franck Gérald voit ses clients en dehors de ses quatre murs. A l’origine, le titulaire de la Pharmacie de la Citadelle, à Belle-Ile (Morbihan), a saisi une opportunité offerte par son groupement Pharmactiv. En collaboration avec Orkyn, spécialiste de la prise en charge des patients chez eux, ils ont testé une méthode pour réaliser des check-up du malade et de son environnement à son retour d’hôpital. Depuis, Franck Gérald a pris l’habitude de réaliser en quelques minutes un véritable état des lieux de la maison des patients. L’objectif est de repérer les endroits dangereux et de faciliter le quotidien des gens. « Souvent, cela permet de donner des conseils très simples : éviter de laisser les fils traîner, ranger les tapis, vérifier l’accessibilité des sanitaires… », observe le titulaire. Sur l’île, on va même plus loin. Les professionnels de santé, rassemblés en association, se réunissent tous les 15 jours et passent en revue les prescriptions de MAD. Cela permet de cibler le matériel au cas par cas.

A chaque livraison à domicile, Franck Gérald laisse à l’aidant un questionnaire sur les habitudes du patient (relatifs à ses déplacements à l’extérieur, sa façon de se laver…). Quinze jours après, un rendez-vous est pris pour analyser les réponses et les éventuels besoins de matériel complémentaire. « Il faut consacrer du temps, 10 à 20 minutes par visite, s’occuper de la livraison car les loueurs ne viennent pas sur l’île… », explique-t-il, sans regret car les clients sont satisfaits des conseils reçus.

Enjeu sanitaire

L’accueil positif et l’enjeu sanitaire, c’est également ce que retient Sabine Zenglein d’une expérience qui l’a conduite dans une école maternelle. Dans le cadre de son DU en nutrition, la cotitulaire de la Pharmacie des Terres blanches, à Boulay (Moselle), a rédigé un mémoire sur l’obésité enfantine proposant d’agir en milieu scolaire. Elle s’est rendue dans une classe où elle a initié une série d’interventions. La première, qu’elle a menée elle-même, expliquait le rôle de la nourriture. La titulaire a rédigé une trame à l’intention de l’enseignante pour les ateliers suivants. « C’est une autre façon de faire passer un message, différent de celui de la maîtresse, même si les idées se rejoignent », remarque-t-elle. Faute de temps, elle ne s’est rendue qu’une seule fois auprès des bambins. Mais le fait d’utiliser un vocabulaire qui leur soit adapté lui a permis de réaliser l’importance de simplifier ses phrases au comptoir.

Au-delà du fait de poursuivre un idéal de santé publique, sortir du comptoir permet d’enrichir sa pratique. « Cette expérience a eu une incidence sur ma façon de faire à l’officine : je donne toujours plus de conseils hygiénodiététiques », explique Sabine Zenglein. De son côté, Jérôme Sicard tire un bilan très positif de son investissement en dehors de l’officine : son association lui a permis de créer du lien avec moult structures locales, d’être identifié comme une personne ressource en cancérologie. « Surtout, cela assoit le diplôme. Je crois que le pharmacien de demain doit travailler hors les murs et apporter sa propre valeur ajoutée », explique le titulaire, qui estime que son action peut lui apporter au maximum six nouveaux patients grâce au bouche-à-oreille. Mais le propos est ailleurs. Comme pour Franck Gérald qui remarque que ses déplacements instaurent surtout une « relation de confiance » avec les patients. Cerise sur le gâteau, chez lui, son action « de diagnostic de domicile » se ressent sur le chiffre d’affaires. « Nous avons multiplié par deux notre activité MAD et je vends des produits que je ne vendais jamais auparavant comme les barres d’appui. »

Fidélisation en prime

De fait, la valorisation du métier de pharmacien a une incidence sur la fidélisation. « La patientèle est confortée chez tous les professionnels de santé impliqués dans notre projet, remarque Nathalie Bessard. Face aux patients, désormais je me permets d’aller plus loin dans la prise en charge, je pose davantage de questions sur la compréhension du traitement, le ressenti… », « Enfin, cela permet au service de maintien à domicile de se recentrer sur l’officine. Car, avant cette coopération, les autres professionnels de santé ne réalisaient par la quantité de solutions que nous pouvions apporter dans ce domaine », assure Franck Gerald. En sortant de leur comptoir, les officinaux se confrontent autrement à leurs clients. Et si c’était le moyen de prendre une longueur d’avance ?