Cannabidiol : mirage ou virage ? - Le Moniteur des Pharmacies n° 3420 du 04/06/2022 - Revues - Le Moniteur des pharmacies.fr
 
Le Moniteur des Pharmacies n° 3420 du 04/06/2022
 
MARCHÉ

TEMPS FORTS

ENJEUX

Auteur(s) : Fabienne Colin*, Anne-Hélène Collin**

Un succès commercial. Ingrédient star des compléments alimentaires et des cosmétiques, le cannabidiol (CBD) profite de la médiatisation du cannabis médical pour être servi à toutes les sauces. Si l’officine s’empare de ce marché, elle doit être vigilante quant au choix des produits qu’elle référence.

Le cannabidiol (CBD) leur fait-il tourner la tête ? Sensiness, CIDS, Noto, Sowé… Autant de jeunes marques aux formules à base de CBD qui ont choisi l’officine pour se lancer. D’autres, déjà sur le marché comme Biocyte, Codage, etc., ajoutent cet actif dans leur offre. Signe des temps, des acteurs emblématiques tels que Pierre Fabre, Arkopharma, Gilbert, PiLeJe et Ineldea ont rejoint l’Union des industriels pour la valorisation des extraits de chanvre (Uivec), selon le président de ce syndicat professionnel, Ludovic Rachou. Il a lui-même créé la société Rainbow qui commercialise en pharmacie et en parapharmacie Kaya, une marque de produits de détente autour du CBD, sous forme d’huiles, de chewing-gums, de gummies, etc. De fait, les ventes de ce nouveau marché officinal sont passées de 50 k€ en juin 2021 à plus de 600 k€ en mars 2022, selon Gers Data, qui s’appuie sur le référentiel Claude Bernard dans lequel les produits au CBD sont identifiés depuis septembre. Ces ventes ont enregistré un net frémissement en septembre 2021 et une deuxième accélération en février-mars 2022, selon son directeur général adjoint David Syr. Le CBD sous toutes ses formes s’installe dans les pharmacies : le marché se répartit essentiellement entre des denrées alimentaires (43 %), des cosmétiques (40 %) et des compléments alimentaires (16 %), sur 12 mois à fin mars 2022, selon Gers Data.

Un développement hallucinant

Plus généralement, le marché du CBD se développe à vive allure et dans toutes sortes de réseaux. A tel point que dans son enquête publiée en 2021, intitulée « Les marchés du CBD et du cannabis médical : quelles perspectives en France ? », Les Echos Etudes estime que le potentiel s’étend du « CBD shop » (600 à 700 boutiques à mi-2020) aux buralistes (24 000), en passant par les magasins bio (2 700), de vapotage (2 500 à 3 000), les officines (20 534 en métropole), les parapharmacies (750) et les sites de vente en ligne (estimés à plus d’une centaine). Soit possiblement partout.

D’un point de vue strictement commercial, le marché est prometteur. Son montant TTC tous circuits confondus en 2022 pourrait atteindre 700 M€, selon une estimation croisée réalisée par l’Uivec, l’interprofession agricole InterChanvre, le Syndicat national des compléments alimentaires (Synediet), la Fédération des entreprises de la beauté (Febea) et l’association de la filière cosmétique Cosmed, dont 53 % de produits à ingérer et 20 % de cosmétiques. Ces acteurs estiment le potentiel des seuls compléments alimentaires à 630 M€ d’ici à 2025.

Les motifs d’achat sont principalement la recherche d’effets contre le stress, le sommeil, les douleurs et d’une action anti-inflammatoire, des créneaux porteurs en cette période de Covid-19. « Ce qui rend le CBD unique, c’est l’énorme attente du consommateur. De plus, l’imaginaire autour du cannabis au sens large, prouve une efficacité, qui, même si elle est placebo, reste une efficacité. En revanche, si le produit est déceptif, s’il est mal conseillé, il n’y aura pas de réachat, donc pas de marché », avertit Ludovic Rachou.

De plus, la rapidité avec laquelle les mentalités changent et la capacité de gros acteurs à communiquer massivement encouragent l’optimisme commercial. « Il était impensable il y a encore quelques années de parler d’un produit avec un nom comprenant le mot “cannabis” », remarque Ludovic Rachou en faisant référence à une campagne télévisée d’Arkopharma pour son produit antistress Arkorelax Cannabis Sativa. Depuis, la marque a lancé une première formule à base de CBD, contre les douleurs articulaires, dans la gamme Chondro-Aid. « La grande distribution a été la première à vendre du CBD de manière massive avec Monoprix, Casino, Intermarché, etc. La pharmacie, dont la “para” a beaucoup souffert pendant la pandémie, s’est peut-être réveillée un peu tard dans ce domaine », analyse-t-il. Dans ce condiv, la pharmacie peut-elle passer à côté de cette opportunité ?

Un ingrédient un peu trop pris à la légère

Omniprésent, le cannabidiol est cependant assez méconnu des pharmaciens. « Ils n’y connaissent rien », résume même Ludovic Rachou. Or les conseils d’un professionnel de santé sont particulièrement nécessaires, car l’ingrédient n’a rien d’anodin. Il constitue l’une des principales substances actives de type cannabinoïde du chanvre (C. sativa), au même titre que le delta-9-tétrahydrocannabinol (THC), mais le CBD n’est pas classé comme stupéfiant. « Les connaissances scientifiques relatives au CBD nous apportent la preuve chaque jour que cette substance n’est pas inerte pharmacologiquement, explique Joëlle Micallef, professeure de pharmacologie et présidente du réseau français d’Addictovigilance, dans une fiche sur le cannabidiol élaborée par la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). Si le CBD n’agit pas ou très peu sur les récepteurs cannabinoïdes (ceux où se fixe le THC), il agit au niveau du cerveau, notamment sur les récepteurs à la dopamine et à la sérotonine en faisant ainsi un produit psychoactif à part entière. Sa consommation peut donc avoir des effets psychoactifs, de sédation et de somnolence. » Sans compter les interactions médicamenteuses nombreuses : avec les antiépileptiques, les anticoagulants, les immunosuppresseurs, la méthadone, certains anticancéreux (anastrozole, exémestane, létrozole, tamoxifène, abiratérone, darolutamide, cyprotérone), etc.

Autre constat : d’un point de vue réglementaire, « un tiers des produits ne devrait pas être sur le marché », estime Ludovic Rachou, qui se dit étonné de trouver à la vente des formules, notamment d’huiles, « avec du THC – interdit –, avec des produits aux allégations thérapeutiques sur le CBD – interdites… ». De plus, comme pour tout complément alimentaire, un emballage peut tout à fait afficher le CBD comme ingrédient et revendiquer une promesse santé grâce à un autre ingrédient de la formule pour lequel l’allégation est reconnue. Le pharmacien est responsable du référencement du produit qu’il vend et doit vérifier le statut du produit et s’il respecte la réglementation, sa composition et ses allégations, tout en s’assurant de sa pertinence scientifique et sanitaire. D’où l’importance de former les officinaux.

Une efficacité encore à prouver

Le CBD est largement utilisé en automédication pour différents troubles : anxiété, stress, douleur chronique, trouble du sommeil… Or « les études permettant d’affirmer l’efficacité de la molécule dans ces différents condivs sont pourtant rares et souvent méthodologiquement limitées », explique l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) dans sa série de lutte contre la désinformation Canal Détox, en 2021. « Ses vertus thérapeutiques sont en réalité supposées à partir de mécanismes pharmacologiques et de résultats d’études précliniques », complète-t-il.

Interrogé le 12 janvier lors des questions d’actualité au gouvernement sur l’arrêté interdisant la vente de fleurs de CBD, Olivier Véran, ministre de la Santé, réplique sans détour que « le CBD est un peu borderline » et « n’a scientifiquement pas de vertus thérapeutiques. » Même avis pour Joëlle Micallef : « Les allégations thérapeutiques (hors médicaments autorisés) purement spéculatives à ce stade peuvent détourner les usagers d’une prise en charge éprouvée. »

Aujourd’hui, le seul médicament à base de cannabidiol mis à disposition en France est Epidyolex, indiqué dans certaines formes d’épilepsie, en accès compassionnel.

La vente hors officine peut constituer un exercice illégal de la pharmacie

Les produits contenant du CBD ne peuvent revendiquer des allégations thérapeutiques, à moins qu’ils n’aient été autorisés comme médicament, sous peine d’engendrer des poursuites pour exercice illégal de la pharmacie. « C’est un délit pénal prévu à l’article L. 4223-1 du Code de la santé publique passible de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende », rappelle l’Ordre des pharmaciens qui a déjà porté plainte contre de tels abus ou s’est constitué partie civile dans des procédures initiées par un tiers. « Pour exemple, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a condamné, le 14 février 2022, le gérant d’une boutique de CBD pour exercice illégal de la pharmacie, explique l’Ordre. Les juges ont en effet estimé que plusieurs des produits commercialisés répondaient à la définition légale du médicament par présentation, dans la mesure où ils adoptaient une forme galénique (crèmes, gels, huiles, etc.) et comprenaient des dénominations ou allégations faisant état d’une lutte contre les varices, l’arthrose, la douleur ou encore le psoriasis. Le gérant de la boutique avait d’ailleurs admis conseiller ces produits dans le cadre d’états pathologiques, telle que la maladie de Crohn. En outre, l’enseigne de la boutique comprenait le terme “Dr” et faisait figurer un logo muni d’un stéthoscope, achevant de brouiller la frontière entre les domaines de la santé et du bien-être. L’Ordre des pharmaciens s’est constitué partie civile et le gérant a été condamné. »

CBD ET VIGILANCE

Entre 2020 et 2021, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) n’a reçu que trois signalements liés à des produits – avec un statut très flou – contenant du CBD. Mais « la liste des retours n’est pas exhaustive », souligne Fanny Huret, chargée de projet scientifique en nutrivigilance à l’Anses. Pour ces trois signalements, un lien possible est suspecté entre la consommation du produit et l’apparition d’un effet indésirable. Les produits concernés étaient présentés sous forme d’huile de CBD, mélangés parfois à de l’huile de graine de chanvre, avec un dosage en CBD à 10 %. Les effets indésirables étaient d’une gravité faible pour un cas (perte d’équilibre, troubles digestifs), mais élevée pour deux autres. La nutrivigilance a remonté un cas de trouble cardiovasculaire sévère, d’évolution favorable, chez une personne d’une quarantaine d’années. Plus surprenant, les deux autres cas concernaient des adultes… de plus de 90 ans. « Ce sont des personnes âgées, polymédicamentées et avec de nombreux antécédents médicaux. On ne sait pas si ces effets sont dus au CBD lui-même, à leurs pathologies ou à une interaction médicamenteuse », avertit Fanny Huret.

À RETENIR

Le marché du cannabidiol (CBD) est en plein essor en pharmacie, mais aussi hors du réseau officinal.

Les produits, commercialisés sous forme de compléments alimentaires, de denrées alimentaires, de cosmétiques… ne peuvent revendiquer des allégations thérapeutiques.

L’efficacité du CBD dans différents troubles est encore à confirmer.

Vous sentez-vous régulièrement en insécurité dans vos officines ?


Décryptage

NOS FORMATIONS

1Healthformation propose un catalogue de formations en e-learning sur une quinzaine de thématiques liées à la pratique officinale. Certains modules permettent de valider l'obligation de DPC.

Les médicaments à délivrance particulière

Pour délivrer en toute sécurité

Le Pack

Moniteur Expert

Vous avez des questions ?
Des experts vous répondent !