« Les pharmaciens sont un filet de sécurité précieux » - Le Moniteur des Pharmacies n° 3122 du 02/04/2016 - Revues - Le Moniteur des pharmacies.fr
 
Le Moniteur des Pharmacies n° 3122 du 02/04/2016
 
IRÈNE FRACHON

Temps forts

INTERVIEW

Auteur(s) : Afsané Sabouhi

Elle est celle qui en 2010 révèle au grand public l’affaire Mediator. Dans l’ouvrage « Effets secondaires, le scandale français »*, auquel elle a contribué, Irène Frachon montre qu’elle n’a rien perdu de sa pugnacité. Entretien avec une lanceuse d’alerte.

Le Moniteur : Y a-t-il, en ce qui concerne le médicament, des dysfonctionnements propres à la France ?

Irène Frachon : Oui, il y a des histoires franco-françaises. Nous avons un modèle particulier avec des ramifications politiques et économiques propres à la France. L’histoire du Mediator est un bon exemple du rapport un peu aveugle des Français au médicament, accentué par un modèle très pyramidal et paternaliste où le médecin, souvent sous l’influence du marketing des firmes, règne littéralement sur la prescription. Bien sûr, les autorisations de mise sur le marché sont délivrées à l’échelon européen, les essais cliniques sont réalisés en Inde ou en Russie, nous sommes dans un système mondialisé. Croire à un microcosme français avec ses frontières et ses garde-fous serait une illusion. En revanche, je suis convaincue que la santé publique et a fortiori la sécurité du médicament doivent rester un pouvoir régalien. En France tout particulièrement, puisque l’industrie du médicament y est subventionnée par la solidarité nationale via l’assurance maladie.

Les cas récents de l’olmésartan, dont le retrait est préconisé par le comité technique de pharmacovigilance ou de Mysimba, dont les autorités françaises ne veulent pas malgré son AMM européenne, ne montrent-ils pas que nos garde-fous nationaux sont insuffisants ?

I.F. : Le cas de l’olmésartan est choquant. Son chiffre d’affaires continue à croître alors que l’on sait qu’il provoque des hospitalisations prolongées pour des troubles intestinaux et des déshydrations sévères. Son déremboursement est acté car il est plus dangereux que d’autres molécules disponibles, mais après un délai d’un an ! Est-ce qu’on attend que des patients portent plainte ? On continue à marcher sur la tête. Je m’interroge beaucoup sur le rôle de l’ANSM. Je crois qu’il faut admettre que les AMM sont aujourd’hui délivrées à Bruxelles, c’est donc à ce niveau qu’il faut en débattre. Et il me semble que l’agence devrait se consacrer exclusivement aux aspects sécuritaires : essais cliniques et pharmacovigilance. La Haute Autorité de santé jouerait son rôle concernant le bénéfice, en évaluant le service médical rendu par le médicament et sa place dans l’arsenal thérapeutique et l’ANSM se concentrerait sur la toxicité. Ainsi, le politique aurait les deux éléments indépendants d’évaluation de la balance bénéfice/risque pour décider. Je regrette qu’on ne soit pas allé plus loin dans la refonte des missions de chaque agence malgré les débats très intéressants qui avaient eu lieu lors des assises du médicament après l’affaire Mediator.

Ces assises devaient tout changer pour éviter qu’un tel scandale ne se reproduise. Est-ce vraiment le cas ?

I.F. : L’affaire du Mediator a été le Fukushima du médicament. Pas au sens de la catastrophe, mais pour la révélation brutale du fait que le système n’était pas du tout aussi fiable qu’on le pensait. Dans les deux cas, il en résulte une vraie crise de confiance. Des mesures ont été prises, les choses ont effectivement commencé à changer. L’existence de liens d’intérêt entre experts et laboratoires est publique, le budget de la pharmacovigilance dépend désormais d’une dotation de l’Etat et non plus des industriels, mais il reste encore beaucoup à faire. Le dogme selon lequel avoir des liens d’intérêts avec tous les laboratoires est un gage de compétence de l’expert reste très ancré dans les esprits. Le corps médical dans sa grande majorité ne s’est pas remis en question à propos des risques générés par les conflits d’intérêt. Je constate une vraie fracture entre les questionnements des citoyens sur les médicaments qu’ils prennent et les œillères persistantes de nombreux collègues qui me reprochent « d’avoir fait peur aux patients ».

Vous avez des mots très durs, vous parlez de « délinquance en blouse blanche »…

I.F. : La justice française est très lente alors on a tendance à oublier le fond de l’affaire Mediator. Dans l’ouvrage, nous évoquons ces grands professeurs de médecine qui risquent la prison pour des faits de « prise illégale d’intérêt », une notion proche de la corruption. C’est gravissime, c’est de la pharmaco-délinquance ! Et le deuxième aspect, plus sournois, est ce qu’on pourrait qualifier de pharmaco-négligence à propos de l’olmésartan et surtout de Dépakine, ce « tout-le-monde-savait-mais-on-n’a-rien-dit ». Nous sommes dominés par la pensée unique : « il faut que les gens aient confiance et prennent bien leur traitement ». Surtout, pas un mot qui pourrait créer l’inquiétude, pas de reconnaissance pour les victimes, circulez, il n’y a rien à voir ! C’est parfaitement contre-productif, les citoyens ne sont pas dupes ! Si on veut que les patients reprennent confiance dans le médicament et la vaccination, il faut qu’on leur dise la vérité, qu’on s’intéresse aux effets indésirables, que l’on indemnise les victimes. Ne délivrer que des messages édulcorés dans le soi-disant « intérêt supérieur des malades », ça ne marche plus !

Dans cette crise de confiance, le pharmacien se comporte-t-il assez en acteur de santé publique ?

I.F. : Je suis, et je n’en suis pas fière, l’exemple type du prescripteur souvent un peu trop pressé. Je suis donc appelée par des pharmaciens pour vérifier une interaction ou une contre-indication qui m’a échappée, et je les en remercie. Je trouve regrettable que certains de mes confrères renvoient les pharmaciens dans les cordes quand on les questionne sur une ordonnance. La prescription médicamenteuse est tellement difficile, tellement à risque qu’il faut absolument que tous les filtres, tous les filets de sécurité jouent leur rôle. Et les pharmaciens sont un filet de sécurité précieux pour les prescripteurs. J’ai un fils étudiant en pharmacie et une fille en médecine, je vois bien la différence de formation. Les pharmaciens ont des compétences sur la chimie du médicament que n’ont pas les médecins. Beaucoup de pharmaciens savaient, rien qu’au nom benfluorex, que Mediator était une amphétamine. Je crains qu’ils n’aient pas eu vraiment voix au chapitre… La complémentarité des compétences doit jouer davantage. La conciliation médicamenteuse et le rôle de pharmacien clinique commencent à être évoqués en fac, mais la France est à la traîne alors que c’est extrêmement utile à la sécurité des malades. Mais cela suppose que nous, médecins, acceptions de descendre de notre piédestal…

* De l’avocat Antoine Béguin et du journaliste Jean-Christophe Brisard, paru aux éditions First le 10 mars 2016

BIO EXPRESS

• DEPUIS 1996 : pneumologue au CHU de Brest

• 2007 : Irène Frachon s’intéresse au benfluorex et décortique pendant plusieurs mois les dossiers de ses patients atteints de valvulopathies, jusqu’à faire le lien avec la molécule. Elle alerte l’Afssaps la même année.

• NOVEMBRE 2009 : l’Afssaps suspend Mediator.

• JUIN 2010 : sortie du livre Mediator, combien de morts ?

• MARS 2016 : sortie du livre Effets secondaires, le scandale français.

• 2018 : procès pénal de l’affaire Mediator.

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