NAISSANCE D’UNE MOLÉCULE - Le Moniteur des Pharmacies n° 3046 du 13/09/2014 - Revues - Le Moniteur des pharmacies.fr
 
Le Moniteur des Pharmacies n° 3046 du 13/09/2014
 

Enquête

Auteur(s) : Aude Rambaud

La découverte et le développement d’un médicament sont toujours chaotiques, semés de bonnes surprises et d’échecs. Ils sont presque toujours le fruit d’un vaste réseau de collaborations entre public et privé et de partenariats financiers. Les laboratoires appellent cela l’« open innovation ». Retour sur le parcours d’une molécule, avec l’exemple du tasquinimod, en phase III de développement.

Nous sommes en décembre 2012. Le recrutement de 1 200 volontaires pour une étude de phase III dans le cancer de la prostate métastatique résistant à la castration s’achève. Le tasquinimod, codéveloppé par Ipsen et Active Biotech, une start-up suédoise, doit relever le défi de cette dernière étape pour obtenir son autorisation de mise sur le marché. La particularité de ce traitement réside dans son mécanisme d’action : il cible le microenvironnement de la tumeur. Près de 200 centres ont été mis à contribution dans le monde pour comparer l’efficacité de ce médicament contre un placebo en termes de survie sans progression et de survie globale chez les patients atteints de ce cancer.

Toutes les molécules aujourd’hui sur le marché sont passées par cette étape ultime, la phase III. Mais quel parcours pour en arriver là ! Le délai entre la découverte d’un médicament et sa commercialisation est d’environ 10 à 12 ans et l’investissement est estimé à près de un milliard d’euros. Sur près de 10 000 molécules criblées pour une cible thérapeutique, dix principes actifs sont potentiellement efficaces et un seul médicament verra finalement le jour. Le parcours du tasquinimod illustre parfaitement ce cheminement chaotique, semé d’échanges entre chercheurs du public et du privé, de transferts entre laboratoires et d’enjeux financiers.

De la Suède aux Etats-Unis, trente années de recherche

L’histoire du tasquinimod démarre en fait dans les années 1980. Un chercheur du laboratoire AB Leo, en Suède, qui travaille sur l’inflammation, découvre par hasard l’activité pro-inflammatoire d’analogues de quinoline-3-carboxamide qui se trouvent dans sa banque de molécules. Intrigué, le laboratoire les teste en cancérologie, suspectant un bénéfice possible grâce à la stimulation du système immunitaire. Plusieurs travaux précliniques confirment un bénéfice dans cette indication. Entre-temps, le laboratoire AB Leo est racheté et cette molécule alors appelée roquinimex se retrouve au centre de recherche du laboratoire Kabi-Pharmacia à Lund, en Suède.

Loin de là, à l’université Johns-Hopkins de Baltimore, aux Etats-Unis, John Isaac, professeur d’oncologie et d’urologie, profite de financements publics accordés dans le cadre du programme national américain sur le cancer de la prostate pour étudier les tumeurs prostatiques. Son ambition : découvrir une molécule qui permettra de bloquer la progression de la tumeur sans altérer le système immunitaire. C’est alors qu’il tombe sur des publications scientifiques relatives au roquinimex. Il se rapproche de Kabi-Pharmacia et les deux parties signent un contrat de recherche pour accélérer le développement et la connaissance de cette molécule. C’est ainsi que les chercheurs découvrent l’activité antiangiogénique du produit, c’est-à-dire sa capacité à limiter la croissance vasculaire, qui s’ajoute à son effet immunomodulateur. Des essais cliniques sont lancés chez l’homme en 1991, mais s’interrompent rapidement en raison d’une forte toxicité avec des cas de péricardites et de neuropathies.

Quelques années plus tard, Kabi-Pharmacia fusionne avec Upjohn et le site de recherche de Lund est menacé de fermeture. Active Biotech, une jeune start-up suédoise, reprend le site et récupère par la même occasion le roquinimex et les autres analogues de quinoline-3-carboxamide laissés de côté depuis l’échec des essais cliniques. Elle entreprend de résoudre la problématique de la toxicité de ces molécules. Son département de chimie les modifie les unes après les autres et finit par créer une banque de seconde génération comprenant des produits nettement moins pro-inflammatoires. Puis elle soumet ces nouvelles molécules à l’expertise du Pr Isaac, de l’université Hopkins, qui aide le laboratoire à identifier la plus prometteuse. Plusieurs expériences in vitro et in vivo prédisent sécurité et efficacité pour l’une d’elles : le tasquinimod. Nous sommes en 2002. Reste à le tester chez l’homme.

Grâce à des levées de fond successives, Active Biotech lance un programme clinique. Deux essais de phase I ont lieu chez des individus sains et atteints de cancer de la prostate pour évaluer les caractéristiques pharmacocinétiques de la molécule et sa tolérance chez l’homme. Une phase II démarre ensuite en 2009 aux Etats-Unis, au Canada et en Suède. Elle inclut 200 patients atteints de cancer de la prostate hormonorésistant et métastatique. Le produit doit confirmer sa sécurité d’emploi et prouver qu’il fait mieux qu’un placebo pendant six mois de traitement. Une nouvelle étape couronnée de succès puisque seulement 31 % des patients traités voient leur tumeur progresser pendant cette période contre 66 % sous placebo. En parallèle, des travaux plus fondamentaux se poursuivent à l’université Johns-Hopkins pour déterminer le mode d’action de cette molécule qui est différent de celui des autres facteurs antiangiogéniques connus. Les chercheurs découvrent finalement un mode d’action original qui laisse espérer une efficacité complémentaire à celle des autres anticancéreux dans cette indication et des associations thérapeutiques potentielles.

Un codéveloppement réussi pour Active Biotech et Ipsen

Tous ces résultats permettent à Active Biotech d’introduire sa molécule dans la cour des grands en la présentant lors d’événements scientifiques majeurs : au 46e congrès de l’ASCO (American Society of Clinical Oncology) à Chicago en 2010, au 27e congrès de l’Association européenne d’urologie à Paris un an plus tard ou encore au congrès de la Société européenne d’oncologie médicale à Vienne, en Autriche. En parallèle, la start-up participe aux événements « business » pour rencontrer de potentiels investisseurs pour la suite, notamment les rendez-vous annuels de la Biotechnology Industry Organization (lire ci-contre).

Au final, il reste le problème épineux de la phase III. Elle demande un lourd investissement et des compétences cliniques à l’international. Cet essai est indispensable pour confirmer l’efficacité et la sécurité du produit à plus grande échelle dans des conditions d’utilisation proches de celles envisagées par l’entreprise. Mais un partenariat est nécessaire pour mener à bien ces opérations. Active Biotech est alors en contact avec plusieurs laboratoires intéressés par le tasquinimod, dont Ipsen. En quête de développements externes, l’entreprise est déjà investie dans le domaine de l’uro-oncologie avec son hormone de synthèse Décapeptyl. Les deux parties décident de signer un contrat de codéveloppement et de commercialisation en 2011. Ipsen bénéficiera de la commercialisation exclusive du médicament dans le monde, excepté en Amérique et au Japon. En retour, Ipsen s’engage à verser 200 M€ à la start-up pour le développement ainsi que des royalties sur les ventes réalisées.

Les résultats de cette phase III sont attendus fin 2014 ou en 2015. Mais même après un si long parcours, la destinée du tasquinimod n’est pas prête de s’achever. D’autres programmes de développement sont déjà en cours dans d’autres indications, car l’angiogénèse est impliquée dans de nombreux cancers. Ainsi le laboratoire lance des essais dans le traitement des cancers métastatiques hépatocellulaires, de l’ovaire, au niveau rénal ou encore gastrique… Le tasquinimod a décidément plus d’un tour dans son sac.

Mémento des essais cliniques

Les études précliniques marquent les premiers pas du développement sur des cellules en culture et chez l’animal. Elles fournissent des données pharmacologiques, pharmacocinétiques et toxicologiques comme le mécanisme d’action, la vitesse de diffusion dans l’organisme, la distribution de la molécule dans les tissus, la dose active, le mode de transformation et d’élimination par l’organisme… Cette étape permet également d’estimer la dose à administrer chez l’homme, à titre expérimental.

La phase I est menée sur une vingtaine de volontaires sains ou malades, permettant de tester le produit pour la première fois chez l’homme afin d’évaluer sa toxicité. Elle a généralement lieu dans un centre spécialisé, les patients sont suivis pendant quelques jours.

La phase II regroupe généralement 100 à 300 patients. Elle est destinée à déterminer la dose minimale efficace du médicament et ses effets indésirables.

La phase III est la phase finale avant la mise sur le marché. Son objectif est d’évaluer l’efficacité du médicament sur une cohorte de plusieurs centaines voire de milliers de patients. Cette évaluation a lieu versus placebo. Elle dure souvent plusieurs années, le temps de recruter les patients et d’assurer le suivi.

Une phase IV existe après la mise sur le marché. Elle permet de suivre l’utilisation du médicament à long terme dans des conditions réelles d’utilisation afin de détecter des effets indésirables rares, des complications tardives ou encore des biais de prescription.

Les partenariats public-privé en France entre 2010 et 2012

28 % sont en oncologie.

11 % pour les maladies infectieuses.

9 % pour les maladies métaboliques et cardiovasculaires.

9 % en immunologie/hématologie/pneumologie.

7 % pour les neurosciences.

Speed dating pour présenter ses brevets

BIO : trois lettres pour Biotechnology Industry Organization. Sociétés de biotechnologies et laboratoires pharmaceutiques se côtoient lors de ce rendez-vous annuel façon speed dating ! Avant l’événement, chaque entreprise remplit une fiche « profil » présentant son savoir-faire, ses projets et ses attentes. Elle peut alors consulter la fiche des autres participants et demander un rendez-vous à ceux qui l’intéressent. Ces rencontres durent une demi-heure, le temps de se présenter et éventuellement de prendre contact pour un rendez-vous ultérieur. Les sociétés de biotechnologie française y participent largement mais aussi certaines sociétés publiques comme Gustave-Roussy Transfert, qui trouve là l’occasion de présenter leur portefeuille de brevets à d’éventuels investisseurs.

D’autres rencontres sont également organisées entre public et privé. L’Alliance pour la recherche et l’innovation des industries de santé (ARIIS) organise chaque année les Rencontres internationales de recherche (RIR). Objectif : mettre en contact chercheurs académiques et entreprises de recherche biomédicale. « Les laboratoires ont besoin de trouver des idées et des concepts dans les laboratoires publics ou auprès de petites start-up dont beaucoup sont issues de la recherche académique, explique Isabelle Diaz, secrétaire général de l’ARIIS et directrice biotechnologies et recherche au Leem. Si importants soient leurs moyens en R&D, ils ne peuvent pas concurrencer les effectifs colossaux et la liberté de recherche du public. » Lors des RIR 2013, 30 laboratoires engagés dans le traitement des maladies inflammatoires ont ainsi rencontré une soixantaine de chercheurs leaders dans ce domaine. Des présentations et entretiens en face à face étaient organisés afin de nouer des partenariats ou simplement d’établir des contacts. Cancer, maladies infectieuses, neurosciences… le thème change chaque année.

Les start-up françaises en 5 chiffres

54 % des start-up sont créées par des chercheurs du public.

46 % ont des partenariats avec des laboratoires publics.

20 % ont un partenariat avec une big pharma.

30 % des projets sont en oncologie et 17 % dans les maladies infectieuses.xxx

Les start-up, moteurs d’innovation

« Les champs médicaux et les technologies sont devenus trop nombreux et trop vastes pour que les laboratoires pharmaceutiques les maîtrisent tous. En outre, ils manquent de flexibilité de par leur taille. C’est l’explosion du nombre de petites sociétés de biotech au cours des dix dernières années qui permet de soutenir l’innovation », constate Pierre-Olivier Goineau, président de France Biotech. Cette association regroupe 186 sociétés de biotech menant près de 190 programmes précliniques ou cliniques, avec 32 produits en phase II de développement.

« Le marché arrive aujourd’hui à maturité avec des entreprises comme BioAlliance, qui gagnent le pari de l’autonomie depuis la découverte de la molécule jusqu’à la commercialisation. Beaucoup d’autres parviennent à mener des essais de phase II grâce à des levées de fonds importantes. »

La percée des biotech a permis l’émergence de nouvelles approches thérapeutiques grâce à des savoir-faire et des technologies variées. Parmi les 15 médicaments qui seront les plus vendus en 2020, 10 sont issus de sociétés de biotechnologie : Sovaldi, Enbrel, Remicade, mais aussi Rituxan. « Les inventeurs d’aujourd’hui sont davantage des chercheurs issus du public qui créent leur propre start-up, mais pas seulement. Il peut s’agir de salariés d’entreprises privées qui montent un projet personnel », explique Pierre-Olivier Goineau. Chaque année, des dizaines de start-up sont créées en France et cette dynamique s’explique par des incitations très fortes, notamment le statut de jeune entreprise innovante ou le crédit impôt recherche. « Le facteur limitant est ensuite de disposer de compétences autres que scientifiques, notamment managériales et financières, car le problème du financement est récurrent. Par la suite, elles ont besoin des compétences réglementaires, cliniques, marketing puis commerciales des laboratoires. Ils ont donc réciproquement besoin les uns des autres pour croître. C’est pourquoi des événements comme BIO existent pour faciliter leur rencontre. Nous invitons par exemple régulièrement des laboratoires comme Sanofi, Ipsen ou Janssen à présenter leur stratégie R&D, leurs besoins technologiques et leurs attentes en termes de produits. Puis les représentants de start-up décident ou non de les rencontrer en face à face », illustre le président de France Biotech.

Qui découvre les médicaments aujourd’hui ?

Sur 94 nouveaux médicaments chimiques, biologiques ou radiopharmaceutiques approuvés par l’agence européenne du médicament entre 2010 et 2012, 27 % ont été découverts par des start-up et 17 % grâce à la recherche publique. Seulement 28 % ont été découverts par les « big pharma », alors qu’elles ont finalement commercialisé 60 % de l’ensemble de ces produits.

INTERVIEW

L’open innovation : un modèle de partenariat

CLAUDE BERTRAND, VICE-PRESIDENT EXECUTIF R&D CHEZ IPSEN

Ipsen fonctionne sur le modèle de l’open innovation pour découvrir de nouveaux médicaments. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

L’open innovation, nous en faisons pour tous nos médicaments. Cela nécessite une organisation particulière que nous continuons à déployer, dont le développement de centres de recherche sur le modèle du campus, c’est-à-dire sur des sites de recherche académique et privée. C’est le cas à Cambridge, près de Boston. Nous avons également monté une équipe de dix personnes de très haut profil scientifique, basées dans différents pays pour établir des contacts privilégiés avec les leaders d’opinion locaux, les laboratoires publics et les entreprises privées actifs dans nos domaines d’expertise.

Pour quel bilan aujourd’hui ?

Nous avons noué une quarantaine de partenariats, dont la moitié porte sur des projets cliniques avec un produit majeur en phase III de développement, le tasquinimod, avec Active Biotech. Ces partenariats prennent des formes très variées : recherche fondamentale avec le Pr David Lane, découvreur de la protéine p53, à Singapour afin de caractériser de nouvelles cibles anticancéreuses, recherche préclinique avec Gustave-Roussy Transfert sur les cellules tumorales circulantes ou encore avec la société Oncodesign pour développer des inhibiteurs de kinase dans le Parkinson. Tout se décide selon les besoins et les attentes de chacun, au cas par cas.

Comment choisissez-vous vos partenaires ?

Sur la base de notre stratégie dans les différentes aires thérapeutiques. Rien qu’en 2013, nous avons étudié 55 opportunités de partenariats en oncologie ! Nous ne fermons aucune porte. Nous avons en effet une expertise unique sur toute la chaîne de valeur R&D et production pour les peptides et les toxines. Nous sommes également bien positionnés dans le domaine du cancer de la prostate, des tumeurs neuroendocriniennes et en neurologie. Mais, compte tenu de l’augmentation des coûts inhérents à ce type de projets, nous ne nous lançons que dans ceux que nous sommes en mesure de développer jusqu’au bout. Nos choix tiennent compte de toutes ces dimensions.

MICHAEL LUKASIEWICZ, DIRECTEUR MÉDICAL CHEZ ASTRAZENECA

Le terme d’open innovation est souvent employé pour décrire le mode de fonctionnement de la recherche. Qu’est-ce que ça signifie pour vous ?

Depuis 2010, nous avons pour objectif d’avoir 40 % de nos projets de R&D sous forme de partenariats avec le privé et le public à tous les niveaux de R&D. Nous avons une centaine de « business developers » qui ne travaillent que sur ces partenariats, mais toute l’équipe médicale est également investie. Pour une plus grande visibilité et un accès facilité des chercheurs à notre portfolio, nous avons créé deux sites Internet où ceux-ci peuvent soumettre leurs projets, l’un étant plus clinique et l’autre plus fondamental. Nous mettons nos bibliothèques de molécules à disposition de chercheurs et de cliniciens qui peuvent les utiliser pour screener une cible, un mécanisme d’action, tester une nouvelle indication, etc. Pour cela, ils doivent présenter un projet que nous étudions et choisissons de financer en fonction des retombées possibles.

L’avenir passe donc par ces partenariats ?

Nous détenons près de 1,7 million de molécules dans nos laboratoires. Enormément de médicaments et d’indications peuvent en découler, alors que nous ne pouvons nous concentrer que sur quelques indications majeures. Nous avons par exemple passé une alliance avec Gustave-Roussy, qui teste certaines de nos molécules, notamment pour les immunothérapies. Nous travaillons aussi sur de nouveaux modèles thérapeutiques. Nous avons par exemple un partenariat avec Moderna Therapeutics qui développe des ARN messagers thérapeutiques. C’est une approche très novatrice qui permet de faire synthétiser des protéines thérapeutiques par les cellules elles-mêmes au lieu de les injecter chez le patient, comme l’insuline par exemple.

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