J'ai très peur que l'ouverture du capital se fasse un jour - Le Moniteur des Pharmacies n° 2768 du 28/02/2009 - Revues - Le Moniteur des pharmacies.fr
 
Le Moniteur des Pharmacies n° 2768 du 28/02/2009
 

BERNADETTE VERGNAUD

Le grand entretien

En tant que membre de la commission Marché intérieur au Parlement européen, Bernadette Vergnaud est déjà montée violemment au créneau pour éviter la réintégration sauvage des services de santé dans la directive Bolkestein. Désormais rapporteur de la directive sur les soins transfrontaliers, cette Européenne convaincue nous donne son analyse des dossiers santé en suspens à Bruxelles.

« Le Moniteur » : Vous êtes extrêmement impliquée au Parlement européen dans le domaine de la santé. Pourquoi ?

Bernadette Vergnaud : Je vais vous faire une confession : lorsque j'étais jeune, j'ai hésité entre deux études supérieures : les langues et la médecine. J'ai finalement choisi les langues, ce qui m'a beaucoup aidée quand je suis arrivée au Parlement européen ! Mais j'ai toujours été passionnée par la santé, je lis régulièrement les revues professionnelles et je m'interroge énormément sur ces problématiques. C'est pourquoi j'ai postulé pour ce dossier.

Vous venez de remettre au Parlement européen un projet de rapport sur les soins de santé en Europe. Que préconisez-vous concernant la future directive santé ?

Il faut déjà rappeler la très grosse bataille qu'il a fallu livrer pour exclure les services de santé de la directive « services ». Je demande donc que, dans la future directive santé, l'on assimile bien aux services de santé le « statut d'intérêt général » : accès égal pour tous, universalité, sécurité, qualité. Que ces critères soient écrits et que tous les pays se mettent d'accord. Le projet actuel de directive manque cruellement d'ambition. Réduire les soins de santé à la mobilité des patients, c'est considérer le quart du problème. On n'évoque pas du tout les professionnels de santé dans le div. C'est une véritable aberration car lorsqu'on parle de mobilité des patients on est bien obligé d'envisager celle des professionnels. Il y a par ailleurs un flou juridique sur les notions de soins hospitaliers/soins ambulatoires. Le projet comprend également beaucoup d'imprécisions. Par exemple, concernant les listes d'attente, qu'entend-on par « délais raisonnables » dans le projet de div ? Vous avez cinq mois de liste d'attente dans certains pays !... Est-ce raisonnable ? Enfin, ce projet de directive n'anticipe absolument pas le phénomène de vieillissement de la population européenne qui conduira à créer et adapter des services aux personnes âgées, ni le lien entre les services de santé et les services sociaux.

Ce projet de directive dit réaffirmer la subsidiarité des Etats en matière de santé, mais ses divs semblent estimer que la subsidiarité est respectée dès lors que l'équilibre des comptes sociaux et la planification (gestion des files d'attente) ne sont pas perturbés...

Le Conseil européen lui-même ainsi que la présidence française ont fait remarquer qu'il s'agissait d'une subsidiarité très, très limitée ! Il y a des formules très alambiquées dans ce div. Le maintien d'un principe réel de subsidiarité en matière de santé dépendra donc des politiques : Parlement européen et Conseil européen. J'aurais justement aimé qu'un certain nombre de notions soient clairement définies par la Commission, en collaboration avec les Etats membres, pour éviter les atteintes à la subsidiarité que ce div porte en germe. Or, je considère - et je l'ai écrit dans mon rapport - que l'organisation, la gestion et le financement des services de santé étaient de la compétence des Etats membres.

Les députés européens considérant que les soins de santé sont un bien comme un autre sont-ils nombreux ?

Absolument. Même au sein du Parti socialiste européen, les députés des nouveaux Etats membres pensaient qu'il serait bon pour eux d'ouvrir leur système de santé au marché, de faire venir des malades étrangers, d'envoyer des professionnels de santé ailleurs. Ils ont reculé depuis et se sont rangés à mon avis. Ils se rendent compte maintenant, notamment les Polonais et les Hongrois, que cela leur créerait beaucoup de problèmes : fuite des professionnels de santé, listes d'attente, augmentation des prix, y compris des médicaments... La démographie médicale est catastrophique en France, mais aussi dans d'autres pays : la Roumanie n'a plus de médecins, les Polonais me disent qu'ils n'ont quasiment plus d'infirmières... J'ai ainsi proposé que les Etats, tout en gardant leurs prérogatives, puissent coopérer sur leurs numerus clausus par profession. Il existe enfin le risque de voir certains Etats se dire que, puisque leurs citoyens vont se faire soigner à l'étranger, ils n'investiront pas dans tel secteur de la santé par ailleurs très coûteux. Ce qui serait extrêmement grave. Eviter cette tentation suppose que l'on coopère avec les nouveaux Etats membres pour qu'ils utilisent les fonds structurels donnés par l'Europe, pour des investissements dans la santé.

Cela étant, il paraît illusoire de s'opposer à la mobilité des patients et des professionnels dans l'Union européenne...

Effectivement, on ne peut pas s'opposer à la libre circulation des professionnels de santé, des étudiants, des patients, des retraités..., car cela relève du traité européen. Cette libre circulation va même augmenter. Quand on interroge les Européens, 40 à 50 % se disent prêts à aller se soigner à l'étranger s'ils y trouvent une qualité ou une rapidité de soins qu'ils n'ont pas chez eux. Vous avez par exemple en ce moment un véritable tourisme médical sur les soins dentaires entre la France et la Hongrie, inclus dans les packages de certaines agences de voyage. A Budapest, des cabinets dentaires vous font des implants ou des couronnes pour des prix inférieurs à la France. Alors quelle est la sécurité sanitaire et juridique pour le patient dans ces conditions ? Quel droit s'appliquera ? Jusqu'ici la Cour de justice des Communautés européennes a été relativement favorable au patient, mais moi je considère que ce n'est pas à elle de faire le droit, c'est à nous, politiques, législateurs. Quand la Commission européenne dit quelle va faire la liste des soins hospitaliers et non hospitaliers, et même des prescriptions médicales, elle va trop loin !

Avez-vous l'impression que la Commission européenne tente depuis quelque temps de dessaisir le politique et les Etats de leurs prérogatives en utilisant la voie judiciaire ?

Bien sûr. La Commission s'abrite derrière les arrêts de la Cour de justice. Cela se voit à travers ce div qui ne fait pratiquement que reprendre ses arrêts. J'ai vu plusieurs fois les commissaires à la Santé, M. Kiprianou puis Mme Vassiliou, qui m'ont dit : « Vous ne vous rendez pas compte, ce que vous envisagez est un énorme projet, que l'on ne pourra mettre en oeuvre que par petits morceaux dans le temps. » Le problème est aussi électoral côté Commission. On sait bien par exemple que M. Barroso veut être réélu, donc il ne faut pas fâcher. Il ne faut pas fâcher non plus ceux qui vont s'en aller... Je pense que la Commission s'inquiète. Elle veut peut-être faire vite avancer certains dossiers car, avec le traité de Lisbonne, le Parlement européen pèsera beaucoup plus*.

Existe-t-il un « tourisme pharmaceutique » ?

Non, dans la mesure où il n'y pas encore de reconnaissance mutuelle des prescriptions médicales. Cette reconnaissance est mentionnée dans le projet de directive... pour le futur. Moi je pense qu'il faudrait quelque chose de clair dès cette directive : oui ou non allons-nous dans les années qui viennent vers une reconnaissance des prescriptions ? Ce qui suppose, là encore, que l'on parle des professionnels dans la directive, de leurs qualifications. La directive de 2005 sur les qualifications professionnelles est totalement inadaptée au monde médical (médecins, chirurgiens, pharmaciens, infirmières...). Quant au « tourisme pharmaceutique », il risque évidemment de se développer surtout sur le Net. Le projet de directive parle de développer l'e-santé mais ignore la vente de médicaments par Internet... Nous sommes en train de muscler la directive contre la contrefaçon concernant le médicament. Irons-nous jusqu'à interdire la vente de médicaments sur Internet ? Je ne pense pas, mais au moins que les sites soient extrêmement surveillés ! Cela relèverait des Etats, en collaboration avec la Commission. Je considère par ailleurs que la vente de médicaments par les grands distributeurs serait tout aussi néfaste que celle sur Internet.

Justement, ceux tel Michel-Edouard Leclerc vous répondront que cela existe déjà dans plusieurs Etats européens, aux Etats-Unis...

Ah ! ne me parlez pas des Etats-Unis en matière de santé ! S'il y a bien un système de santé à deux ou trois vitesses, réservé à des gens bien informés et qui possèdent une très bonne carte bancaire, c'est le leur. En plus, vous y trouvez des aberrations ! Non, non, non... Je sais que les grands distributeurs ont réponse à tout, mais ne faisons pas n'importe quoi.

Ce projet de directive n'évoque pratiquement pas le médicament...

Le médicament ne relève pas de cette directive, ni de la commission Marché intérieur d'ailleurs, même si nous pouvons toujours intervenir en proposant des amendements aux autres commissions... Bizarrement, la commission Marché intérieur a une position plus protectrice que la commission Santé-Environnement par rapport aux patients et aux professionnels. Il est aussi étrange de remarquer que les lobbyistes y sont souvent plus insistants qu'à la commission Marché intérieur. Il faut ajouter que, contre toute attente, alors que les députés de droite ont habituellement des positions assez dures, sur ce dossier-là certains sont d'accord avec moi pour avancer lentement, réécrire un peu le div, l'amender et parler des professionnels...

Que vous répond la Commission quand vous lui faites remarquer que les professionnels et les soins de santé sont absents du projet de directive ?

Qu'il y a eu un livre vert, qu'il y aura bientôt un autre livre, puis une directive spécifique dans trois-quatre ans... Si vous y ajoutez le temps de transposition dans les différents pays - la France met parfois plus de 5 ans... -, on aura au final 10 ans entre l'application d'une directive sur les patients et celle concernant les professionnels ! C'est une aberration totale.

Certains observateurs estiment que l'absence des services de santé de ce projet de div est une porte ouverte à la libéralisation...

Oui, bien sûr. C'est pour cela que j'ai dénoncé ce projet. On sait que les soins de santé et services aux personnes pourraient créer 600 000 emplois au niveau européen. On imagine bien l'intérêt du marché pour la croissance que cela pourra générer. Vu la crise qui se présente, certains politiques pousseront - à n'en pas douter - à une libéralisation de la santé pour faire de la croissance, malgré les dangers que cela comporte et malgré le risque de santé à plusieurs vitesses. Or la santé peut être fondamentale pour que l'Europe soit vécue comme protectrice et non comme un problème. Si on saucissonne la santé comme on est en train de le faire, on n'y arrivera pas ! Encore une fois, je préfère ne pas aller trop vite - et, là, je me heurte à la droite et notamment au rapporteur de la commission Santé-Environnement John Bowis [conservateur britannique, ancien ministre de la Santé de 1993 à 1996], qui veut aller très vite parce qu'il ne se représente pas*. Quand on nous explique, par ailleurs, qu'il faut voter au mois d'avril tout simplement parce que nous sommes en fin de législature, je dis non ! Il y a trop de travail sur ce div pour l'adopter aussi vite, au risque de donner l'image d'une Europe politicienne qui bâcle ses dossiers avant de quitter ses mandats !

Quel est le poids des députés européens partisans de la libéralisation de la santé ?

On est à peu près à 50-50. C'est très serré. J'ai le soutien presque total du PSE, y compris, désormais, des représentants des pays de l'Est ; celui des Verts ; quelques membres du Parti populaire européen [droite européenne], dont certains français. On pourra trouver une toute petite majorité. A l'opposé, certains restent dans une optique de libéralisation quels que soient les arguments. Je viens de lire le rapport de Iles Braghetto [membre du bureau du PPE] sur l'emploi : il écrit clairement qu'il faut laisser le marché tout réguler. Quand on voit ce que le marché a régulé au niveau financier, on peut avoir les pires inquiétudes...

On a cependant le sentiment que la défiance récente de beaucoup de politiques vis-à-vis de la capacité du marché à réguler a joué sur la pharmacie. Il n'est qu'à voir les récentes conclusions de l'avocat général Yves Bot, le revirement suédois sur la privatisation des officines d'Etat...

En effet, cela a permis de remettre dans les tiroirs des dossiers qui étaient sur le dessus de la pile, comme celui de la pharmacie. Le seul effet bénéfique de la crise aura sans doute été d'ouvrir les yeux de certains partisans du « tout-marché », de leur montrer la nécessité de mettre en place un certain contrôle.

M. Yves Bot a-t-il été briefé par certains politiques ?

[Silence]

Et ses conclusions vous ont-elles étonné ?

[Sourire] Il y a quand même à la Cour de justice des Communautés européennes des gens sensés qui ont envie d'une véritable Europe et qui ait du sens. C'est peut-être aussi une réaction vis-à-vis du Parlement, lequel, entre 2004 et 2009, a pas mal contredit la Cour de justice. Cela étant, la décision ne m'a pas étonnée dans le sens où nous sommes quand même quelques-uns à être intervenus, par exemple dans l'hémicycle, à dire à la Commission européenne de faire attention à ce qu'elle faisait...

Mais dans le même temps la biologie s'ouvre...

J'espère que non. Là aussi, nous sommes quelques-uns à être très combatifs et à freiner pour éviter l'ouverture de leurs capitaux.

L'ouverture du capital des pharmacies, ça peut ressortir même en cas de décision favorable de la Cour de justice au printemps ?

Oui, bien sûr. Regardez, lorsqu'on a fait sortir les services de santé de la directive « services » en 2006, pour nous c'était acquis. Or il a fallu remonter violemment au créneau un an après. Il faut donc rester très vigilant.

Vous vous trouvez au coeur des échanges politiques européens sur ces sujets. Très pragmatiquement, pensez-vous que l'ouverture du capital se fera un jour ?

J'en ai très peur. J'espère qu'on la limitera...

Ce serait déjà bien de pouvoir la limiter ?

Oui. Pragmatiquement, on peut dire ça.

Pensez-vous qu'une initiative comme celle de Roselyne Bachelot de réunir tous les ministres ait un fort impact politique ?

Oui, bien sûr. Il y a toujours un travail de conviction à faire au niveau européen, des pays à convaincre. Et l'on peut y arriver.

Et si vous n'y arrivez pas... ?

Si aucun accord politique ne se fait entre les trois institutions sur cette directive et sur toutes ces atteintes aux professionnels, eh bien nous pourrons saisir l'opinion publique. Le problème, c'est que communiquer sur l'Europe est très compliqué. Cela étant, beaucoup de professionnels seraient prêts à se mobiliser. C'est toujours un moyen de pression que les politiques peuvent utiliser.

Vous pensez que la Commission peut être influencée par la rue ?

Je suis convaincue qu'avoir 15 000 manifestants dans les rues de Bruxelles deux jours avant le vote du div sur le temps de travail a joué. Nous avions prévu d'avoir 13-14 voix d'avance sur ce div, nous avons finalement gagné le vote pas plus de 100 voix... Alerter l'opinion a aussi bien marché sur la directive Bolkestein puisqu'elle a complètement été réécrite.

Et les services de santé fuirent définitivement Bolkestein...

Rappelez-vous. Le 23 mai 2007, le Parlement européen adoptait par 514 voix « pour », 132 « contre » et 8 abstentions le rapport d'initiative de Bernadette Vergnaud intitulé « Impact et conséquences de l'exclusion des services de santé de la directive relative aux services dans le marché intérieur ». Une contre-attaque in extremis face à l'ultime et discrète tentative de la Commission européenne de réintégrer les services de santé dans la directive « services », alias « directive Bolkestein ». C'est de là que vint la demande des parlementaires à la Commission de codifier dans une nouvelle directive la jurisprudence actuelle sur le droit des citoyens de l'Union européenne à bénéficier des soins dans les autres Etats membres tout en étant couverts dans leur propre pays.

Bio express

Elue depuis 2004 au Parlement européen, Bernadette Vergnaud, 58 ans, est membre du PSE (Parti socialiste européen) et titulaire à la commission du Marché intérieur et de la protection des consommateurs au Parlement européen. Elle est depuis septembre rapporteur pour la commission du Marché intérieur sur la directive relative aux droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers.

Egalement adjointe au maire de Poitiers de 2001 à 2008 et au conseil régional de Poitou-Charentes de 1998 à 2004, Bernadette Vergnaud est titulaire d'une maîtrise de langues latines (diplômée en espagnol et en portugais) et membre titulaire de l'assemblée parlementaire Eurolat (Europe/Amérique latine).

* Les élections au Parlement européen auront lieu en juin. Pour la première fois, dans la foulée (probablement à la rentrée) le président de la Commission européenne sera élu. José Manuel Barroso souhaite se représenter. D'où la volonté de faire avancer rapidement un certain nombre de dossiers avant ces échéances.

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