Au pays des « pharmasseurs » - Le Moniteur des Pharmacies n° 2632 du 10/06/2006 - Revues - Le Moniteur des pharmacies.fr
 
Le Moniteur des Pharmacies n° 2632 du 10/06/2006
 

Actualité

Enquête

En Thaïlande, les pharmaciens ont du mal à faire valoir leurs compétences. Epiciers, médecins ou petits vendeurs à la sauvette profitent du manque de contrôle pour détourner le marché de la santé à leur profit. Pourtant, la pharmacie reconquiert ses lettres de noblesse depuis le retour en vogue de la pharmacopée traditionnelle et des massages. Le pays a également développé une industrie du générique, échappant ainsi au fléau des contrefaçons.

Côté gauche, une pharmacie. Les médicaments y jouent des coudes avec les cahiers, bonbons, boissons, serviettes de bain et fournitures pratiques en tout genre. Côté droit, une droguerie. Entre les deux, un comptoir bien garni. Le titulaire, Thirapong Lertchoosakul, pharmacien depuis 28 ans à Chiangmai, dans le nord du pays, ancienne capitale de la Thaïlande, fait partie des pionniers de ce concept pour le moins surprenant. « Il y a plus de 20 ans, c'était très novateur de regrouper une pharmacie et une épicerie. Aujourd'hui, c'est devenu tendance », dit-il fièrement, avant d'interrompre un moment l'entretien pour aller chercher... une cartouche de cigarettes dans sa réserve.

La petite officine de M. Lertchoosakul est très représentative de la pharmacie thaïlandaise. Ici, on achète ses médicaments comme on fait ses emplettes. « Rares sont nos clients qui ont consulté un médecin avant de venir nous voir, ça leur revient trop cher. Nous prescrivons nous-mêmes, en fonction des symptômes décrits par le patient. Ce n'est pas légal, mais c'est une réalité », confie M. Lertchoosakul. Les pharmaciens se prennent pour des médecins ? Qu'à cela ne tienne, les médecins ont eux aussi fâcheusement tendance à rogner le gagne-pain des pharmaciens. Dans leurs cabinets, ils proposent directement à leurs patients de nombreux médicaments.

Pharmacies sans pharmaciens.

Là où les choses se compliquent, c'est quand monsieur Tout-le-monde s'improvise prescripteur sans le moindre diplôme. Il existe deux types de pharmacies en Thaïlande : celles de première classe et celles de seconde classe. En théorie, la pharmacie de première classe doit être tenue par une personne compétente, diplômée après cinq années d'études en pharmacologie. Y sont autorisés à la vente les médicaments dits « dangereux », c'est-à-dire ceux délivrés sous ordonnance, ceux qui ne nécessitent pas de consultation médicale au préalable mais la présence d'un pharmacien, et enfin l'automédication. La pharmacie de seconde classe ne peut délivrer en principe que les produits d'automédication, sans avoir recours aux compétences d'un pharmacien.

Dans la pratique, le marché de la santé se passe un peu trop souvent des compétences d'un pharmacien. Alors que certaines pharmacies de première classe se débrouillent sans diplômés, celles de seconde classe dispensent des produits hors de leur champ de compétence. En cause, selon Sauwakon Ratanawijitrasin, directrice de l'Ecole de santé publique à Bangkok, la réglementation qui n'est ni contraignante, ni dissuasive : « Pour obtenir la licence d'une pharmacie de première classe, il suffit de donner le nom d'un pharmacien. Si un inspecteur de la Food and Drug Administration constate qu'une pharmacie ne dispose pas de pharmacien, il formule seulement un avertissement au premier contrôle. Au second contrôle, si la situation n'a pas évolué, la pharmacie paie une amende maximale de 10 000 bahts [210 euros, le salaire moyen en Thaïlande étant de 106 euros], une somme ridicule. Le Drug Act [la loi sur les produits pharmaceutiques] date de 1967 et n'a jamais été amendé depuis », regrette-t-elle.

Autres raisons évoquées pour expliquer l'absence de diplômés derrière les comptoirs : certains d'entre eux possèdent plusieurs officines, d'autres encore n'y passent que deux ou trois heures le soir après leur journée de travail... C'est le cas de Manop Kantel qui a doublé son salaire en conjuguant un temps plein à l'hôpital public de Chiangmai et sa pharmacie en activité annexe. « Je m'y rends de 17 h à 20 h. C'est un assistant qui travaille pour moi durant la journée. Il s'agit surtout de ramener de l'argent pour ma famille, les 25 000 bahts mensuels [525 euros] que je percevais pour le travail à l'hôpital ne suffisaient pas. »

Désertification rurale : en Thaïlande aussi.

Valables pour la ville, de tels arguments ne suffisent pas à expliquer la pénurie de pharmaciens dans les campagnes, où réside pourtant 68 % de la population thaïlandaise. « Nous manquons de pharmaciens pour couvrir l'ensemble du territoire », confirme Niyada Angsulee, professeur à l'université de Chulalongkorn, qui constate que presque la moitié des pharmacies de première classe se concentrent dans les grandes villes, avec une grosse majorité pour Bangkok. Sur les 8 225 officines de première classe recensées en 2003 dans le pays, près de 3 400 sont installées dans la capitale. Quant aux officines de seconde classe, 4 000 d'entre elles (sur les 4 600 existantes) sont implantées dans les zones rurales.

Une répartition très inégale que le gouvernement tente de rééquilibrer. Les pharmaciens fraîchement diplômés doivent désormais s'acquitter de deux ans de travail dans un hôpital public en zone « déshéritée ». Chaque année, 1 000 nouveaux diplômés débarquent sur le marché du travail, au terme de cinq ans d'études dans l'une des douze universités publiques (ou des deux écoles privées) et de six mois de stage. Un chiffre honorable pour un pays de 62 millions d'habitants mais insuffisant pour convaincre les nouveaux arrivants de s'installer en zone rurale : l'appât du gain incite le personnel compétent à privilégier les grandes villes. « L'investissement pour ouvrir une pharmacie à Bangkok est très élevé mais le potentiel est énorme. Les pharmaciens préfèrent exercer en ville, parce qu'à la campagne la densité est moins élevée et les habitants plus pauvres : soit ils vendent peu, soit ils sont obligés de baisser les prix », déplore Niyada Angsulee. Les fluctuations du prix des médicaments en Thaïlande n'ont de limite que le tarif maximal fixé par le gouvernement. Pour le reste, tout est affaire de concurrence et d'emplacement stratégique.

20 % de marge en quartier populaire,

40 % en quartier d'affaires. A Bangkok même (8 millions d'habitants), les tarifs pratiqués varient en fonction du niveau de vie des habitants du quartier. Le fonds de commerce de Visuit Suriyabhivadh, installé depuis vingt ans dans un secteur modeste, plafonne à 20 % de marge. « On ne peut pas gagner plus dans mon coin parce que les habitants sont pauvres. En revanche, dans le quartier d'affaires à Silom, les pharmacies n'hésitent pas à pratiquer le prix maximal et peuvent tirer de la vente jusqu'à 40 % de bénéfices. » En amont, sa marge de manoeuvre n'est pas plus large, sachant que les trois gros distributeurs du pays détiennent environ 90 % des médicaments. « Je peux obtenir 10 % de remise si je commande en grande quantité, rarement plus parce que je ne stocke que pour un mois. »

Duangrat n'a jamais quitté l'hôpital public depuis la fin de ses études. Elle y reste par pure conscience professionnelle : « Quand on travaille en pharmacie, on risque de prescrire des médicaments contre-indiqués au patient. Ici, nous pouvons consulter les analyses du laboratoire, donc je suis sûre de ne pas donner n'importe quoi. » Même si son salaire est moindre : 35 000 bahts (734 euros) par mois, au bout de 15 ans d'ancienneté. Soit la moitié des revenus auxquels peuvent prétendre les pharmaciens propriétaires d'une officine.

« Politique des 30 bahts ».

Devant le guichet vitré de la pharmacie hospitalière, une centaine de patients attendent leur tour. Duangrat compte les comprimés qu'elle glisse ensuite dans de petits sachets en plastique, ni plus ni moins que la dose prescrite par le médecin référent. Ici, comme dans tous les hôpitaux publics, les patients non affiliés à un régime de sécurité sociale ne déboursent que 30 bahts par consultation (0,63 euro). Cette « couverture maladie universelle » mise en place en 2002 par le gouvernement permet à tous les Thaïlandais de bénéficier de traitements médicaux. Tous les médicaments répertoriés comme essentiels et quelques autres, pour l'hypertension par exemple, sont disponibles en hôpitaux à 30 bahts. Quant aux salariés, ils jouissent d'un système de sécurité sociale calqué sur le modèle occidental pour la répartition des charges. La politique des 30 bahts, comme on l'appelle, n'a pas foncièrement changé les habitudes. Elle ne s'applique que dans les hôpitaux, mais les patients continuent de s'approvisionner directement en officine.

Aux côtés des génériques, une alternative bon marché commence à faire recette : la pharmacopée traditionnelle à base de plantes médicinales. Un phénomène récent entamé dans les années 90, promu par les riches et qui profite aux pauvres (lire page 30). En 2003, le pays recensait déjà 2 106 pharmacies traditionnelles. 5 816 remèdes traditionnels ont été enregistrés par le gouvernement de 1983 à 2000.

Dans le quartier de Ta Prajan, une zone populaire de Bangkok, une kyrielle d'échoppes croulantes de produits naturels ont ouvert leurs portes ces dernières années. Les pharmacies traditionnelles, qui ne proposent que des produits issus de la pharmacopée locale, partagent le trottoir avec de petits stands, précairement installés. « Les riches viennent ici quand la médecine moderne n'a pas fonctionné. Mais notre clientèle principale est issue d'un milieu modeste », précise Parinya Utid-Chalanonne, pharmacienne agréée d'un diplôme spécial en aromathérapie. « Il y a trente ans, notre pharmacie était la première du genre à s'installer dans le quartier. Nous avons beaucoup de clients depuis que la médecine traditionnelle s'est adaptée aux modes de consommation. Avant, il fallait bouillir des plantes pour consommer ces médicaments », se souvient elle. Sur les étagères sont disposées pêle-mêle boîtes de gélules, poudres de plantes séchées, boissons et huiles à base de plantes médicinales. Les « produits phares » de la pharmacie : une poudre pour le coeur à 40 bahts (0,84 euro), une autre contre la nausée à 15 bahts (0,31 euro) et des comprimés de Fa talai Jones (échinacée d'Inde). Sur la devanture de l'officine, un panneau arbore les certificats du personnel.

« Nous respectons les règles du gouvernement, promet Parinya Utid-Chalanonne. Si nous avons un nouveau patient, nous lui recommandons de consulter un médecin avant d'acheter nos produits. Et puis, nous fournissons une feuille de soins avec le nom des médicaments, comment les utiliser, ce qu'il faut éviter de prendre. Ce qui n'est pas le cas des petits vendeurs de rue. La plupart n'ont jamais fait d'études. » Parinya Utid-Chalanonne nous montre un petit sachet de pilules scotché sur un tiroir. Ce concentré de stéroïdes, que la pharmacienne a mis en évidence pour prévenir ses patients, est vendu comme un remède miracle contre toutes les maladies par d'autres établissements.

Grippe aviaire : une gestion de crise aléatoire

Ce n'est qu'au bout de plusieurs mois de mensonges et de silence politique, en janvier 2004, pour protéger les intérêts financiers des magnats du poulet nationaux, que le gouvernement thaïlandais s'est décidé à reconnaître l'épidémie de grippe aviaire.

Alors que 70 millions de poulets étaient abattus, les autorités ont débloqué en janvier 2005 plus de 4 milliards de bahts (84 millions d'euros) afin de contrôler les déplacements de la population avicole, se préparer efficacement à l'éventualité d'une nouvelle pandémie et encourager les recherches médicales.

« On attend les principes actifs - de Chine, d'Inde ou de Taïwan - pour fabriquer un générique du Tamiflu. Il faudra attendre au moins novembre 2006 avant le lancement du produit », estime Pisamorn Klinsuwan, directrice de l'institut de recherche du GPO (Organisation pharmaceutique gouvernementale). Les pharmaciens privés n'ont pas été impliqués dans la gestion de la crise puisque le Tamiflu ne peut être vendu qu'en pharmacie hospitalière sur prescription d'un médecin. Les hôpitaux publics ont constitué leur propres stocks. Comme à Narorn Pin, un hôpital de Chiangmai. « Le gouvernement nous a fourni le nécessaire pour être en mesure de soigner 24 patients. Mais nous avons dû acheter nous-mêmes des doses pour le personnel médical. Nous disposons de Tamiflu pour 200 employés », affirme une pharmacienne de l'hôpital.

Faute de pouvoir accéder à l'antiviral, les Thaïlandais se sont rués sur un remède de substitution : l'échinacée d'Inde. La plante médicinale, connue pour son action sur les défenses immunitaires, a fait le bonheur des pharmacies traditionnelles.

Tsunami : des monceaux de médicaments ont fini à la poubelle

Pourquoi a-t-on envoyé après le tsunami des tonnes de médicaments de marque en Asie du Sud-Est alors que cette région du globe produit la majeure partie des génériques utilisés aujourd'hui dans les programmes humanitaires ? Et pourquoi, malgré les recommandations de l'OMS et les avertissements répétés, des monceaux de médicaments envoyés précipitamment étaient inutilisables ? « Sur l'île de Kho Phi Phi, des centaines de cartons remplis de médicaments sont encore stockés dans trois pièces de l'hôpital, un an après le drame !, s'étonne Angelo, président de Phi Phi Relève Toi, une ONG fondée après le tsunami. La Thaïlande n'avait pas réellement besoin de médicaments. Non seulement parce que les victimes étaient surtout des blessés lourds ou des personnes qui avaient avalé de l'eau, mais, surtout, parce que la Thaïlande est dotée d'une pharmacopée suffisante pour couvrir ses besoins intérieurs. »

Le manque de communication, l'ignorance des petites associations, la précipitation due à la situation d'urgence et la mobilisation irrationnelle de pays donateurs en cas de catastrophe pénalisent finalement les pays sinistrés. A titre d'exemple, Pharmaciens sans frontières a réalisé une étude en décembre 2005 sur la province d'Aceh, en Indonésie. Sur les 4 000 tonnes de médicaments distribuées gracieusement, 60 % n'étaient pas répertoriés sur la liste nationale des médicaments essentiels, 70 % notifiés en langue étrangère, 25 % avec une date d'expiration inadéquate... Quant aux médicaments conformes à la situation, ils sont parvenus en quantité excessive. Coût de l'opération : 2,4 millions d'euros... pour détruire le premier package de 600 tonnes inutilisable.

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