Déprescription : un sacré remue-méninges

© Shutterstock

Socioprofessionnel Réservé aux abonnés

Déprescription : un sacré remue-méninges

Publié le 2 mai 2025
Par Sana Guessous
Mettre en favori
Réduction des volumes prescrits, montée en charge du rôle clinique du pharmacien, injonction à la sobriété thérapeutique : la stratégie de déprescription pilotée par la Cnam bouleverse les équilibres du système de soins. Derrière les objectifs budgétaires et sanitaires, une réalité s’impose : celle d’un modèle économique officinal sommé de se réinventer sans garantie de viabilité.

Sous l’effet d’une pression budgétaire croissante, la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) déploie une politique de déprescription à grande échelle, mobilisant aussi bien les médecins que les pharmaciens. Réduction des prescriptions évitables, rationalisation des délivrances, optimisation des bilans médicamenteux : la nouvelle doctrine repose sur un mot d’ordre — moins de boîtes, pour plus d’efficience. En 2023, les remboursements de médicaments ont atteint 25,5 milliards d’euros, en progression annuelle de 3,4 % depuis 2021. Dans ce contexte, l’Assurance maladie fixe un cap : réaliser 425 millions d’euros d’économies dès 2025, en ciblant prioritairement les antibiotiques, antalgiques et IPP.

Mais ce tournant, s’il peut se justifier au nom du bon usage et de l’impact environnemental des traitements, place les pharmaciens face à un paradoxe : comment s’inscrire dans cette dynamique sans refonte du cadre économique qui structure leur activité ? Car si l’Assurance maladie veut prescrire moins, elle n’a pas encore précisé comment rémunérer autrement. Résultat : la défiance monte dans les rangs d’une profession sommée de participer à la régulation des dépenses… tout en préservant son équilibre financier.

Ce virage structurel soulève une série d’interrogations majeures : sur les finalités réelles de la déprescription, ses impacts économiques pour les officinaux, l’efficacité des outils mis à disposition, ou encore la cohérence du cadre tarifaire actuel.
Tour d’horizon des principaux enjeux à travers une série de questions clés.

La déprescription, un virage économique à haut risque pour les pharmaciens

Sous couvert de rationalisation, la stratégie de déprescription portée par la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) redessine en profondeur les contours du métier de pharmacien. Présentée comme une réponse aux enjeux d’efficience du système de santé, cette orientation s’impose sans véritable concertation avec la profession officinale, ni refonte du modèle économique dans lequel elle s’inscrit. À la clef : un double désajustement, entre injonctions sanitaires et viabilité financière, qui alimente inquiétudes et résistances sur le terrain.

Confrontée à une dynamique budgétaire devenue incontrôlable, l’Assurance maladie entend reprendre la main sur les dépenses de médicaments. Son plan : réduire les prescriptions inutiles, lutter contre le mésusage, limiter les redondances… en un mot, déprescrire. Cette action se décline à deux niveaux : à l’amont, via des cibles chiffrées imposées aux prescripteurs libéraux ; à l’aval, par l’engagement accru des pharmaciens dans la dédispensation. Derrière cette ambition, un objectif précis : contenir une enveloppe de dépenses en inflation constante – 25,5 milliards d’euros remboursés en 2023, soit une hausse moyenne de 3,4 % par an depuis 2021 – et générer 425 millions d’euros d’économies dès 2025.

Mais si les fondements médicaux et environnementaux de cette politique sont recevables, ses conséquences économiques directes pour les officines demeurent sous-évaluées. Car c’est une fois encore au pharmacien qu’il est demandé de s’adapter, sans qu’aucun ajustement systémique du cadre de rémunération n’ait été mis en œuvre.

Publicité

Pourquoi la Cnam impose-t-elle une politique de déprescription et de dédispensation ?

Pour justifier ce virage stratégique, la Cnam avance une triple urgence : maîtriser la trajectoire budgétaire des dépenses de santé, renforcer la pertinence des soins et réduire l’empreinte écologique du médicament. En 2022, 13,8 millions de patients étaient en affection de longue durée (ALD), concentrant à eux seuls 66,1 % des remboursements de médicaments. Les prescriptions hospitalières, qui génèrent 45 % des dépenses de médicaments délivrés en ville, constituent une autre source d’inflation peu maîtrisée. S’ajoute à cela l’irruption croissante de traitements innovants, ciblés, souvent issus de la biothérapie ou de la médecine personnalisée, dont le coût élevé pèse lourdement sur l’ONDAM.

Dans ce contexte, la réduction des prescriptions évitables devient un objectif central. La convention médicale signée en juin 2024 a introduit des objectifs de baisse très concrets : -10 % pour les antibiotiques, -10 % pour les antalgiques de palier 2, -20 % pour les IPP (inhibiteurs de la pompe à protons). Parallèlement, la place du pharmacien se trouve renforcée dans la stratégie de bon usage, via le déploiement des bilans partagés de médication (BPM) destinés aux patients âgés polymédiqués. Plus de 200 000 hospitalisations sont chaque année liées à des effets indésirables médicamenteux évitables, selon les données de l’ANSM.

Enfin, la dimension écologique n’est pas négligeable : les médicaments représenteraient environ un tiers des émissions de CO₂ du secteur de la santé. En 2018, près de 17 600 tonnes de médicaments ont été jetées, selon les données de Cyclamed. Moins prescrire, moins délivrer, donc… mais à quel prix pour les professionnels de terrain ?

Les 5 points clés de la déprescription

  • Une cible budgétaire assumée. La Cnam vise 425 millions d’euros d’économies dès 2025 grâce à une politique de déprescription et de dédispensation renforcée, dans un contexte de dépenses en hausse constante (+ 3,4 %/an depuis 2021).
  • Un modèle officinal sous pression. Alors que 45 % de la rémunération des pharmaciens reste liée au volume de boîtes délivrées, la baisse organisée des prescriptions fragilise directement l’équilibre économique des officines.
  • Des outils encore imparfaits. Le BPM, pilier du dispositif, connaît une forte progression (+ 300 % en 2024), mais reste complexe, faiblement rémunéré et tributaire de l’accord du médecin, freinant sa généralisation.
  • Des compensations à concrétiser. La « garantie de revenu » prévue jusqu’en 2027 peine à rassurer la profession. Les modalités de déclenchement et d’équité entre officines ne sont pas encore définies.
  • Une pertinence à double tranchant. La politique actuelle ignore les situations de sous-prescription, en particulier chez les patients âgés. Pour les syndicats, la véritable efficience passe par une meilleure adaptation, pas par une baisse systématique.

Quelle vision la Cnam a-t-elle pour l’avenir de la déprescription, et comment celle-ci affecte-t-elle les pharmaciens ?

Sur le principe, le pharmacien est en effet un allié logique de la politique de déprescription. Il dispose de la compétence, de la légitimité professionnelle et de l’accès quotidien aux patients. Mais dans les faits, la cohérence économique de ce rôle accru reste largement en suspens. Le modèle de rémunération officinal reste structuré autour du volume de boîtes délivrées. Or, 45 % des revenus d’une officine dépendent encore directement du nombre d’unités dispensées. La montée en puissance de l’honoraire à l’ordonnance, amorcée en 2015, progresse lentement et reste loin de pouvoir compenser les pertes attendues.

« Nous ne sommes pas opposés à la déprescription lorsqu’elle est médicalement justifiée. Mais nous restons des entrepreneurs. Nous demander de vendre moins sans repenser notre rémunération est économiquement incohérent », résume Yorick Berger, président d’Abum (association de groupements indépendants) et élu FSPF.

Pierre-Olivier Variot, président de l’USPO, va plus loin : « L’idée de sobriété médicamenteuse est légitime. Mais cette stratégie, pensée en vase clos par l’Assurance maladie, s’applique à une profession déjà fragilisée, sans aucune concertation. »

Quel impact concret sur l’économie des officines, et dans quelle mesure les mécanismes de compensation sont-ils suffisants ?

À ce stade, difficile de quantifier précisément les effets économiques de cette politique. Les baisses de volumes attendues sont concentrées sur des segments bien identifiés — antibiotiques, antalgiques, IPP — mais leur ampleur dépendra du degré d’appropriation par les prescripteurs… et des comportements de substitution.

« Nous aurons une première photographie à partir de juin. Si les engagements conventionnels sont suivis d’effet, il y aura des pertes. La Cnam s’est engagée à garantir une rémunération globale stable jusqu’en 2027. Mais encore faut-il que les mécanismes de compensation soient transparents, réactifs et effectivement déclenchés », analyse Julien Chauvin, vice-président de la FSPF.

Le principe de « garantie de revenu », intégré à l’avenant économique de la convention pharmaceutique, est pour l’heure peu lisible. Il ne dit rien de l’équilibre interne entre modèles économiques d’officine : certaines très cliniques, d’autres essentiellement fondées sur la délivrance. Cette hétérogénéité territoriale et structurelle est rarement prise en compte.

L’évolution du modèle économique officinal est-elle prête à intégrer des missions plus cliniques ?

Le consensus syndical est clair : le pharmacien doit être rémunéré pour ce qu’il fait, pas uniquement pour ce qu’il délivre. Les ordonnances deviennent de plus en plus complexes à analyser et à sécuriser. « GLP-1, ordonnances numériques, traitements chroniques sous surveillance, interactions médicamenteuses, pharmacovigilance… le travail sur l’ordonnance n’a plus rien à voir avec ce qu’il était il y a dix ans. Il faut rémunérer cette expertise », plaide Julien Chauvin.

Mais une réforme de la structure tarifaire suppose des arbitrages délicats. Faut-il baisser l’honoraire à la boîte pour financer des actes plus cliniques ? Comment éviter de fragiliser les pharmacies rurales, moins engagées dans les bilans ou les tests, mais indispensables au maillage territorial ? « Il faudra éviter de créer des perdants dans un système déjà sous tension », alerte la FSPF.

Les outils de dédispensation sont-ils réellement adaptés aux attentes des pharmaciens ?

Le BPM est aujourd’hui la pierre angulaire du virage clinique des pharmaciens. En 2024, son déploiement a connu une croissance de 300 %. Mais ce succès relatif masque de profondes limites.

« Le BPM a été conçu de manière trop académique. Les grilles sont longues, peu adaptées au rythme réel de l’officine. Cela nuit à la fluidité de l’échange avec le patient, et complique l’appropriation par les confrères », constate Guillaume Racle, élu USPO.

Les rémunérations, elles, restent modestes : 65 euros pour la première année, 30 euros les années suivantes. Et surtout, la nécessité d’obtenir l’accord du médecin prescripteur constitue un verrou opérationnel majeur. « Cela ralentit tout. Et dans les faits, beaucoup de médecins n’ont ni le temps ni l’envie d’entrer dans ce type de coordination », note-t-il.

Quant à la dispensation adaptée, son abandon dans l’avenant 1 ne suscite guère de regrets. « L’expérimentation était ridicule : dix centimes par intervention, c’est une gifle. »

La consultation longue de déprescription : solution innovante ou impasse organisationnelle ?

Prévue en janvier 2026, cette nouvelle consultation, rémunérée 60 euros, sera réservée aux patients de plus de 80 ans prenant dix médicaments ou plus. Elle repose sur un BPM préalable, prescrit par le médecin traitant. Mais sa mise en œuvre s’annonce délicate.

« C’est un acte long, complexe, chronophage. Et difficile à faire accepter aux patients. Pour un généraliste, deux consultations classiques sont plus rapides et plus rentables », résume Guillaume Racle.

Tant que les médecins ne s’approprieront pas massivement ce nouvel outil, son déploiement restera marginal. Et tant que le pharmacien ne pourra pas initier ou recommander lui-même ce type de révision thérapeutique, son rôle restera périphérique.

La déprescription : réduire les prescriptions inutiles ou restreindre l’accès aux soins essentiels ?

Avec 41 boîtes de médicaments par an et par habitant, la France demeure un des pays les plus consommateurs d’Europe. Une politique de déprescription ciblée peut donc se justifier. Mais certains professionnels s’inquiètent d’un excès de zèle idéologique, où la réduction devient un objectif en soi, indépendamment de la pertinence clinique.

« On parle de trop-prescription, jamais de sous-prescription. Prenez les compléments nutritionnels oraux : ils sont massivement sous-utilisés. Pendant la pandémie, des patients dénutris sont arrivés en réa, avec 30 % de chances en moins d’en sortir », dénonce Guillaume Racle.

Le bon usage, c’est aussi savoir quand prescrire davantage, pas seulement moins. À condition que le système de santé donne les moyens d’évaluer, ajuster, et suivre cette pertinence dans la durée.