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Décret sur les territoires fragiles : un terrain à déblayer

Publié le 1 avril 2023
Par Yves Rivoal
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Pour maintenir ouvertes les officines situées dans des territoires fragiles, un décret est en préparation. Il doit fixer les critères permettant d’identifier les zones géographiques où l’accès au médicament pour la population est problématique ainsi que les aides applicables aux pharmacies concernées. Décryptage d’un texte très attendu par la profession.

 

Deux rapports, l’un de l’Inspection générale des finances (IGF) et de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l’autre de la Cour des comptes, publiés en 2016 et 2017, rappelaient qu’en France « 97 % de la population vit à moins de 10 minutes en voiture d’une officine et 99,5 % à moins de 15 minutes », confirmant ainsi la qualité et la densité du maillage officinal. A titre préventif, l’article L.5125-6 du Code de la santé publique, issu de l’ordonnance du 3 janvier 2018 relative à l’adaptation des conditions de création, transfert, regroupement et cession des officines de pharmacie, imposait toutefois aux agences régionales de santé (ARS) d’identifier les territoires où l’accès au médicament pour la population n’est pas assuré de manière satisfaisante, un décret devant déterminer les critères qui permettraient de définir ces territoires dits fragiles.

 

Cinq ans plus tard, le projet de décret, que Le Moniteur des pharmacies s’est procuré, a enfin été soumis au Conseil national de l’Ordre des pharmaciens, à la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF) et à l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO). Comme attendu, il fixe les critères nationaux de cadrage qui permettront aux ARS de lister dans leur région des territoires de vie-santé (TVS) fragiles. Sur ces territoires, « le maillage des officines pourra être renforcé grâce à des aides financières et par un assouplissement des règles encadrant les autorisations de transfert ou de regroupement des officines », rappelle le texte.

Les ARS en chef d’orchestre

 

Deux critères nationaux ont été retenus pour définir ces territoires fragiles : une densité standardisée d’officines inférieure au seuil empirique des deux tiers de la densité médiane nationale et une part supérieure à 20 % de la population située à plus de 15 minutes d’une officine. Les TVS répondant au moins à l’un des deux critères sont additionnés afin de déterminer la part de population résidant en territoires fragiles. Part qui est fixée à 13,3 % en Normandie et à 11,5 % dans le Grand-Est, les deux régions de l’Hexagone les plus mal loties, les mieux pourvues étant la Provence-Alpes-Côte d’Azur (2,7 %) et les Hauts-de-France (3,3 %). La Corse (18,8 %) et la Guyane (54,3 %) sont, quant à elles, les régions les plus exposées – et de loin – à la fragilité du maillage officinal (voir « Repères »).

 

Afin de tenir compte des spécificités régionales, le texte accorde une marge de manœuvre importante aux ARS. Elles pourront moduler les critères nationaux ou en ajouter de nouveaux.

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Deux adaptations des conditions générales d’autorisation d’ouverture des officines sont également prévues. Dans des communes contiguës totalisant un nombre d’habitants supérieur à 2 500, une ouverture par voie de transfert ou de regroupement pourra être autorisée. Il sera également possible d’alléger le critère de la présence de la population résidente afin de faciliter l’ouverture d’une pharmacie auprès d’un centre commercial, d’une maison de santé ou d’un centre de santé. Les ARS fixeront la liste des TVS fragiles par arrêté pris après avis « du conseil de l’Ordre des pharmaciens territorialement compétent, de l’union régionale des professionnels de santé pharmaciens, du représentant régional désigné par chaque syndicat représentatif de la profession et de la conférence régionale de la santé et de l’autonomie », précise le texte.

 

Ce projet de décret marque donc une vraie rupture par rapport aux conditions actuelles d’implantation des pharmacies fixées par l’ordonnance n° 2018-3 du 3 janvier 2018. « Aujourd’hui, vous pouvez ouvrir une première officine par création, transfert ou regroupement, dans une commune qui compte plus de 2 500 habitants, sauf en Guyane, en Alsace et en Moselle où ce seuil est fixé à 3 500, rappelle Bruno Maleine, président du conseil central de la section A de l’Ordre des pharmaciens. L’ouverture d’une officine supplémentaire est autorisée par tranche entière supplémentaire de 4 500 habitants. »

Des points de vue divergents

 

Les deux chambres patronales se distinguent par des niveaux de lecture différents du texte. Pour Philippe Besset, président de la FSPF, ce projet de décret va dans le bon sens, même si les critères retenus pourraient être améliorés et affinés. « Nous souhaiterions que l’activité de l’officine soit prise en compte, souligne-t-il. Une pharmacie qui réalise 3,5 Mde chiffre d’affaires avec six pharmaciens sur un territoire fragile n’est pas en situation de fragilité. Celle qui fait 1 Mavec un seul titulaire âgé de 65 ans l’est, et c’est elle que nous devons aider car, si elle venait à fermer, ce serait une catastrophe pour le territoire. Nous souhaiterions également que l’offre de soins figure parmi les critères puisque l’absence de médecins est un signe de fragilité pour les officines. »

 

Pierre-Olivier Variot, président de l’USPO, porte, lui, un regard beaucoup plus critique. « Ce projet ne contient aucune mesure sur le volet du maintien des officines, regrette-t-il. Il renvoie simplement à des fonds d’intervention régionale (FIR) avec les ARS et à la négociation conventionnelle avec l’Assurance maladie. Les critères retenus nous paraissent également extrêmement complexes à appréhender, et risquent d’augmenter massivement le nombre de recours. »

 

Pour Pierre-Olivier Variot, ce projet de décret ne répond pas non plus aux attentes du maillage officinal et risque même de le déstabiliser. « En permettant aux ARS de déterminer leurs propres critères, on risque de recréer les systèmes dérogatoires que nous avons connus il y a quelques années, avec des élus exerçant une pression politique forte pour qu’une officine vienne s’installer dans leur circonscription. Le fait d’autoriser des créations ou des transferts auprès de maisons de santé ou dans des centres commerciaux, ou de prendre en considération la consommation de soins, sans tenir compte de la démographie officinale à proximité, nous inquiète aussi car cela pourrait déstabiliser le maillage officinal dans des zones où les pharmacies constituent bien souvent la seule porte d’entrée du système de santé. Enfin, ce projet exclut les pharmacies existantes composées d’un seul pharmacien titulaire de plus de 65 ans. Au lieu de soutenir ces pharmacies essentielles pour les patients, il les condamne. Nous avons donc récemment alerté la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) sur les dangers que représentait ce texte. »

Un manque de concertation

 

Du côté de l’Ordre, Bruno Maleine reconnaît manquer d’éléments pour pouvoir se prononcer. « Ma première réaction, c’est qu’il aurait été préférable d’engager la concertation avec les instances représentatives de la profession avant de nous soumettre un projet de décret qui semble certes étayé par des données précises, mais dont nous ne disposons pas de tous les éléments et sur lequel il est donc difficile, pour l’heure, de se positionner », estime le président du conseil central de la section A qui s’interroge sur plusieurs points. « Concernant le critère des 20 % de la population à plus de 15 minutes, quid des particularités des régions montagneuses ou d’un département comme la Guyane où il faut une heure pour parcourir quelques kilomètres en voiture ? Nous ne savons pas non plus si le critère des communes contiguës de plus de 2 500 habitants pourra s’appliquer sur un territoire situé à cheval sur deux régions différentes ? Et si c’est le cas, dans quelles conditions ? » Quant aux marges de manœuvre accordées aux ARS, elles le laissent perplexes. « Autant je peux comprendre les deux critères nationaux qui s’appuient sur des données mathématiques et factuelles afin de préserver une forme de cohérence sur l’ensemble du territoire, autant je ne comprends pas cette liberté accordée aux ARS qui pourrait remettre en cause le principe d’équité au niveau national, explique-t-il. Pour pouvoir avancer, nous avons donc demandé à la DGOS d’éclaircir certains points, et de nous fournir une projection sur le nombre de territoires et d’officines concernés. »

 

Les inquiétudes et les interrogations des instances de la profession semblent avoir été entendues. Le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens devrait être reçu dans les jours qui viennent au ministère de la Santé. Les deux chambres patronales le seront, elles, le 12 avril. « Si tout va bien, le décret pourra être publié dans le mois, espère Philippe Besset. Et cela tombe à propos car nous en aurons besoin pour lancer ‘“en conventionnel”, à l’automne, les discussions sur les mesures à adopter pour assurer la pérennité de ces officines installées sur des territoires fragiles », conclut le président de la FSPF.

 

Le projet de décret relatif aux conditions de détermination des territoires au sein desquels l’accès au médicament pour la population n’est pas assuré de manière satisfaisante est en préparation. Il vise à maintenir le maillage officinal dans les territoires fragiles ainsi déterminés.

 

Les pharmacies de ces territoires pourront bénéficier d’aides financières ou d’assouplissements des règles encadrant les autorisations de transfert ou de regroupement. Les ARS seront aux commandes.

 

La profession attend des précisions afin d’éviter que le maillage officinal ne soit déstabilisé et que des inégalités apparaissent.

 
 
 

À retenir 

Le projet de décret relatif aux conditions de détermination des territoires au sein desquels l’accès au médicament pour la population n’est pas assuré de manière satisfaisante est en préparation. Il vise à maintenir le maillage officinal dans les territoires fragiles ainsi déterminés.

Les pharmacies de ces territoires pourront bénéficier d’aides financières ou d’assouplissements des règles encadrant les autorisations de transfert ou de regroupement. Les ARS seront aux commandes.

La profession attend des précisions afin d’éviter que le maillage officinal ne soit déstabilisé et que des inégalités apparaissent.