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Trouver le juste équilibre !

Publié le 1 mars 2023
Par Fabienne Colin
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À l’heure où tous les prix augmentent, n’importe quel chef d’entreprise a les yeux rivés sur la rentabilité de son affaire. En pharmacie, certains veulent aussi, à l’instar des grandes et moyennes surfaces, se donner l’image d’un commerçant qui préserve le pouvoir d’achat de sa clientèle. Ménager la chèvre et le chou : gageure ? Fausse bonne idée ?

De spectre, l’inflation est devenue réalité. Les prix à la consommation en janvier 2023 ont augmenté de 6 % sur un an, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Et le phénomène, qui devait être transitoire, finalement s’installe. Tous les commerçants vont devoir s’adapter aux évolutions du comportement des consommateurs. « Les populations qui disposent d’un faible pouvoir d’achat ont déjà transféré une partie de leurs achats vers les discounters, comme Lidl, Action, Noz… Et je pense que les catégories sociales plus aisées vont à leur tour effectuer des transferts », anticipe Alain Styl, directeur général du réseau de pharmacies Pharmabest. À l’échelle d’une officine, il est possible de ménager sa marge tout en préservant le pouvoir d’achat de sa clientèle. À condition de procéder à quelques ajustements…

Acheter moins, mais mieux.

Les nouvelles marques, bio, made in France, naturelles, écoresponsables, Digital Native Vertical Brand (DNVB) se sont multipliées ces dernières années. Il est temps de faire le tri ! « Un travail de fond sur l’assortiment permet d’optimiser sa marge globale. Il faut regarder, dans chaque catégorie, quelles marques font sens en termes de satisfaction client, de volume et de positionnement, puis dans chaque gamme se poser les mêmes questions, produit par produit. Et savoir se passer des marques ou références non performantes en ventes et non différenciantes », tranche Shérazade Martin, dirigeante du cabinet Gamma’s Conseil. Faire des choix passe par un exercice de complémentarité entre la marque leader, quasi incontournable selon les experts (sauf dans le cas d’un positionnement très clair comme l’enseigne Anton & Willem centrée exclusivement sur la médecine naturelle et alternative), et une autre offre, de conseil. « Un exemple avec les pastilles pour soigner les maux de gorge : les deux leaders, Lysopaïne et Strepsils, vont permettre de rendre la catégorie bien visible et potentiellement de communiquer sur une image prix. En relais, on ajoute une marque de pastilles conseil sur laquelle on va former l’équipe officinale », suggère Sandra Chasseloup, ex-titulaire et aujourd’hui pharmacienne référente chez Arpilabe, société de conseil en développement. Pour une officine, augmenter son volume sur un moins grand nombre d’acteurs fait croître son pouvoir de négociation. Cela évite aussi de diluer sa capacité à bien conseiller en concentrant les formations. Faire du tri, c’est aussi montrer ses priorités ! « Lorsque la chaîne américaine de pharmacies CVS a retiré le tabac de ses rayons, sa décision était motivée par la valeur. Les consommateurs veulent des produits plus sains et plus durables. Si les marques que vous vendez ne leur permettent pas d’aller vers une vie meilleure, vous perdez de votre pertinence », explique l’expert du marketing Thomas Kolster1. Ainsi, resserrer l’offre présente un intérêt d’image qui peut servir la fréquentation et donc la marge.

Se regrouper pour optimiser ses achats.

Pour faire face aux tensions économiques, rien de tel que de mutualiser ses achats. Signe des temps, après Boticinal rejoint par Ceido et Dynamis, Lafayette par Pharmacorp, etc., quatre groupements régionaux P&P, Pharmidée, Katalys et Orphie-Lim se sont réunis sous une holding baptisée Le Cartel. Se regrouper, c’est potentiellement mieux acheter ! C’est aussi se donner les moyens de concevoir une marque de distributeur (MDD), aux marges plus intéressantes pour la pharmacie (lire notre enquête « Marques de distributeur (MDD) : le joker face à l’inflation », Pharmacien Manager n° 228/229) et aux prix souvent attractifs pour le consommateur versus ceux de la marque leader de la catégorie. « Le président de Carrefour, Alexandre Bompart, dit avoir 20 % de MDD dans ses linéaires, et viser les 40 % d’ici à cinq ans. C’est aussi ce que nous devons faire en officine », estime sans détour Laurent Filoche, président de Pharmacorp et de l’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO). Même au sein d’un groupe, une officine peut négocier des avantages supplémentaires. Mais c’est seulement une fois son positionnement marketing bien défini que la personne en charge des achats pourra travailler efficacement et concevoir des assortiments en collaboration avec les équipes (lire notre enquête « Acheteur : coup de projecteur sur un métier méconnu », Pharmacien Manager n° 218). Face aux fournisseurs, « on doit valoriser son effort, consentir à vendre certains produits à marge zéro, pour obtenir du laboratoire une contrepartie, par exemple sur les nouveautés », conseille Julie Springer, fondatrice de la société LMJ Conseil, qui compte différents groupements dans son portefeuille. Pour cette ancienne acheteuse de chez E.Leclerc, « il est stérile de s’attaquer frontalement aux augmentations des tarifs. La négociation doit aboutir sur un accord gagnant-gagnant. »

À quel prix ?

Avec la hausse généralisée des prix, les officines se demandent à quel point elles peuvent répercuter ou non cette flambée des étiquettes. Pour les acheteurs professionnels, il n’y a qu’une seule règle à suivre : ne pas examiner la marge produit par produit, mais au global en euros. Aussi, ils n’hésitent pas à vendre à prix coûtant un produit de marque leader et à marger plus confortablement sur les produits aux prix moins sensibles : « Dans le contexte actuel, je vais adopter la même stratégie qu’en grandes et moyennes surfaces (GMS) : les produits à fort trafic sont très bien placés en prix, très bien mis en avant, tandis que ceux dont le référentiel prix est moins évident pour le consommateur vont compenser la perte de marge, afin de pouvoir faire face à nos charges fixes », confie Florence Griveau, ancienne d’Intermarché, aujourd’hui responsable des achats de deux officines Leadersanté. Elle s’apprête également à déréférencer certaines marques, car elle estime qu’elles n’ont pas fait suffisamment d’efforts. Quand elles diminuent trop les franco, ou qu’elles suppriment une remise sur un volume, par exemple. Accepter les nouvelles conditions des fournisseurs les yeux fermés risque de mettre l’économie officinale en péril. Chaque officine doit donc élaborer sa propre stratégie. « Il est plus facile de répercuter les hausses de prix dans une pharmacie où la clientèle est fidèle, apprécie la qualité du conseil de l’équipe, etc., que dans une pharmacie où le titulaire vient d’arriver et que le même niveau de confiance ne s’est pas encore installé », précise Florence Griveau. « L’excédent de trésorerie accumulée pendant la pandémie peut aussi servir à ne pas répercuter 100 % des hausses de prix. La stratégie peut se révéler payante dans une période où le prix devient un facteur d’achat », lâche à son tour Shérazade Martin (lire « Trésorerie : comment gérer l’impact de l’inflation ? » p. 26).

Des promos à gogo !

Au-delà des négociations sur les prix, les opérations de trade marketing aident aussi les enseignes à maintenir une image prix. Et c’est d’autant plus vrai pour les grosses structures. « Il y a dix ans, nous comptions entre 20 et 30 opérations mensuelles. Aujourd’hui, nous en recensons entre 180 et 200, avec des remises, des possibilités de cagnottage, etc. Si elles contribuent à défendre le pouvoir d’achat des consommateurs, c’est devenu ingérable pour une pharmacie qui réalise 2 millions d’euros de chiffre d’affaires », résume Christian Zeroukian, cotitulaire de la Pharmacie Grand Vitrolles (13) et cofondateur du groupement Apothical. Reste que les promotions gardent leur pouvoir de séduction. « Près d’un tiers des Français sont promophiles en matière d’hygiène beauté », rappelle Alain Styl. « Une campagne réussie dépend surtout de sa bonne exécution en point de vente : choisir un emplacement idéalement en tête de gondole (TG), cibler un effet de masse, créer une affiche prix visible avec une remise significative, etc. », prévient Shérazade Martin. Et toujours selon la consultante, « il faut privilégier la remise immédiate – “Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras !” –, des prix faciaux bas, etc. Et à l’inverse, bannir de présenter sur la même TG dix produits de marques concurrentes. Cela oblige le consommateur à faire un choix. Or, une promo efficace, c’est celle qui donne spontanément envie d’acheter le produit », précise-t-elle.

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Parler (ou pas) de défense de pouvoir d’achat !

L’officine, commerce et lieu de santé, a-t-elle la légitimité de parler de défense du pouvoir d’achat ? Les avis sont partagés sur les réponses à apporter. « E. Leclerc l’a parce que c’est son combat depuis 60 ans, estime Julie Springer. Ce discours est uniquement adapté aux produits de première nécessité. Sur du dentifrice pourquoi pas, mais sur une crème Nuxe… », interpelle-t-elle. Évidemment, en pharmacie aussi, cette communication est encore plus convaincante quand elle est divulguée par des enseignes historiquement positionnées sur les prix bas, comme les pharmacies Lafayette (leur base-line : « La santé accessible à tous »), ou encore, Pharmabest, qui a innové cette année avec « La quinzaine du pouvoir d’achat » organisée fin janvier et dont le slogan clamait « Ici on se bat pour des prix toujours plus bas ». À l’inverse, l’acheteuse Florence Griveau ne croit pas au fait que « le prix soit le premier critère d’achat en pharmacie. Cela en est un parmi d’autres : la proximité, les services, la confiance dans l’équipe. » D’où l’importance, selon elle, de miser sur l’humain. Au final, c’est bien un positionnement clair et efficace qui permet de déterminer les leviers à activer pour tenter de trouver un équilibre entre des prix cohérents et une marge vitale.

1. Auteur du livre The Hero Trap, paru en juin 2020.

infos clés

1 Pour ménager sa marge, l’officine doit avant tout définir son positionnement – la façon dont elle veut être perçue par les consommateurs – afin d’assurer une cohérence entre l’image qu’elle souhaite véhiculer et le cap qu’elle doit prendre.

2 La pharmacie doit mieux acheter en réduisant l’ampleur de son offre et en sollicitant toujours ses fournisseurs pour qu’ils fassent des efforts sur certains produits, en contrepartie de ceux qu’elle consent sur d’autres.

3 Mieux valoriser son offre passe par un prix pensé, incluant des mises en avant stratégiques et un conseil qui va éviter de focaliser les échanges avec les patients sur le tarif.

94 %

des Français considèrent que les magasins jouent un rôle social essentiel pour le pays et 85 % sont persuadés que la grande distribution doit jouer un rôle dans la défense de leur pouvoir d’achat2.

2. Enquête OpinionWay pour Bonial auprès d’un échantillon représentatif de la population française et utilisatrice de Bonial de 5 004 personnes.

En plus

Mieux conseiller pour mieux marger

Et si la clé tenait pour beaucoup à la qualité du conseil ? « Quel que soit le circuit de distribution, nous sommes tous prêts à acheter un peu plus cher quand nous sommes accompagnés dans notre acte d’achat. La pharmacie peut augmenter le prix des produits à faible demande spontanée, à condition de rester dans une valeur qui paraîtra juste aux consommateurs et de bien travailler en parallèle le conseil, insiste Shérazade Martin, experte en merchandising et fondatrice du cabinet Gamma’s Conseil. Le conseil reste exclusif à la pharmacie par rapport aux autres circuits de distribution. Cela va permettre de décorréler un peu la vente du prix. » CQFD.

Plus petits mais au même prix !

Certains distributeurs pratiquent la « shrinkflation ». « La réduflation » en français. Kézaco ? Une pratique, classique en grandes et moyennes surfaces (GMS), qui consiste à fournir moins de produit dans un emballage similaire. Ainsi, mine de rien, le nombre de lingettes baisse dans le paquet, ou encore le grammage du lait infantile dans la boîte. L’association Foodwatch a, par exemple, remarqué que dans l’alimentaire, le fromage Kiri, en perdant 10 % de sa masse, a pris 11 % sur l’étiquette. C’est une façon de préserver un prix facial, mais le pari est risqué. Si le consommateur se rend compte de la supercherie, il peut se détourner de la marque, voire du magasin.

+ 2,4 %

C’est la hausse des prix observée sur le click & collect en pharmacie en janvier 2023 par la solution de pilotage de prix E-Scan de la société Fact. Autrement dit, les officines répercutent peu la hausse des tarifs pratiquée par les laboratoires, elles les absorbent surtout dans leur marge.