4/6 – Interactions : rester vigilant face aux ordonnances d’anticoagulants

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Les anticoagulants oraux Réservé aux abonnés

4/6 – Interactions : rester vigilant face aux ordonnances d’anticoagulants

Publié le 10 avril 2025 | modifié le 11 avril 2025
Par Maïtena Teknetzian
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Les anticoagulants oraux sont des médicaments à marge thérapeutique étroite. Ils sont particulièrement à risque d'interaction avec d'autres traitements, l'alimentation mais également la phytothérapie. Il convient donc de rester vigilant lors de la délivrance.

Cas 1 : un médecin pris de court !

Michel V., 67 ans, présente à Leïla, la nouvelle préparatrice, une ordonnance d’un généraliste mentionnant Bricanyl turbuhaler, Symbicort turbuhaler et amphotéricine B en suspension buvable. L’antifongique n’étant pas disponible en ce moment auprès du grossiste, et après avoir appelé les pharmacies voisines qui ne le détiennent pas non plus, Leïla téléphone au prescripteur pour faire modifier l’ordonnance. Celui-ci propose alors de remplacer l’amphotéricine B par du miconazole en gel buccal. En enregistrant la dispensation sur le logiciel informatique de l’officine, Leïla s’aperçoit que M. V. est par ailleurs traité par du bisoprolol 7,5 mg, de la fluindione 20 mg et du furosémide 40 mg, prescrits depuis de nombreuses années par un cardiologue. Elle va trouver le titulaire.

Analyse du cas

L’amphotéricine B étant momentanément indisponible, le généraliste a suggéré, pour traiter la mycose buccale de M. V. induite par les inhalations de corticoïde (budésonide dans Symbicort), de la remplacer par du miconazole en gel buccal, un antifongique imidazolé. Or, les antifongiques azolés sont non seulement inhibiteurs de certaines isoenzymes des cytochromes P450 (CYP), notamment des CYP 2C9 et 3A4, mais ils ont aussi la particularité pharmacocinétique d’avoir une forte affinité pour les protéines plasmatiques. Ainsi, le miconazole est doublement susceptible d’interagir avec la fluindione, l’antivitamine K prescrit à M. V. En effet, en inhibant les CYP 450 2C9 et 3A4 qui interviennent dans le métabolisme hépatique des antivitamines K (AVK), le miconazole diminue la dégradation de la fluindione, augmente ainsi ses concentrations plasmatiques, et potentialise son effet anticoagulant. En outre, du fait de sa forte affinité pour l’albumine plasmatique, le miconazole est susceptible de déplacer l’AVK de ses liaisons à l’albumine, et d’augmenter les formes libres et actives de l’anticoagulant. L’association miconazole et AVK expose donc au risque d’hémorragies imprévisibles et potentiellement graves, et est classée en association contre-indiquée. Cependant, les formes locales (buccales, vaginales ou dermiques) de miconazole font parfois, à tort, oublier le potentiel d’interaction. Or, une altération ou une inflammation muqueuse ou cutanée favorisent l’absorption du miconazole, son effet systémique, et potentialisent le risque d’interaction aux conséquences graves avec les AVK.

Attitude à adopter

Le titulaire décide de téléphoner à nouveau au généraliste pour lui rappeler que M. V. est par ailleurs traité par de la fluindione prescrite par son cardiologue. Le médecin explique alors qu’il a été pris au dépourvu par le coup de fil de Leïla, et qu’il lui a répondu sans avoir eu le temps de consulter le dossier médical de M. V. Il abandonne sa prescription de miconazole au profit de nystatine en suspension buvable (un antifongique de la famille des polyènes, comme l’amphotéricine B). Ce dernier ne présente pas de risque d’interactions avec la fluindione. Et une boîte est disponible dans la pharmacie malgré des difficultés d’approvisionnement. Pour limiter le risque de mycose liée à la corticothérapie locale, le pharmacien conseille à M. V. de bien se gargariser la bouche après les inhalations, avec de l’eau éventuellement additionnée de bicarbonate de sodium.

Attention : L’association du miconazole, même local, à un traitement antivitamine K est contre-indiquée en raison d’un risque d’hémorragies liées à une augmentation des concentrations plasmatiques et des formes circulantes libres de l’anticoagulant.

Gérard O., 69 ans, porteur depuis peu d’une prothèse valvulaire mécanique, est traité par acénocoumarol 4 mg par jour. Récemment opéré et inquiet pour son cœur, il déprime. Aujourd’hui, M. O. vient acheter des gélules de millepertuis conseillées par une amie. « Avec un médicament à base de plantes, il n’y a pas de risque d’interactions avec mon anticoagulant ! », se rassure-t-il.

Analyse du cas

Le millepertuis est un puissant inducteur de cytochromes P450, susceptible de potentialiser le métabolisme des médicaments qui lui sont associés et d’en diminuer l’efficacité. L’association de millepertuis, qu’il soit présenté sous forme de comprimés, de gélules, mais aussi de tisanes ou rentrant dans la composition de compléments alimentaires, aux AVK est contre-indiquée, car elle expose le patient à un risque de thrombose liée à une diminution des concentrations plasmatiques d’AVK. En cas d’association fortuite sur une longue durée, le millepertuis diminuant l’effet de l’AVK, conduit à une augmentation de doses de celui-ci par le prescripteur. Lorsque l’origine de la résistance au traitement anticoagulant (c’est-à-dire la prise de millepertuis en automédication par le patient) est découverte, il ne faut pas interrompre brutalement le millepertuis (risque hémorragique du fait d’un surdosage en AVK lié à la suppression de l’effet inducteur enzymatique), mais gérer son arrêt sous contrôle médical, avec surveillance de l’INR (international normalized ratio) et adaptation des posologies d’AVK. L’association d’un AVK (notamment la warfarine) avec de l’harpagophyton ou du curcuma est également déconseillée, car susceptible de déséquilibrer l’INR.

Attitude à adopter

La pharmacienne déconseille formellement l’achat de millepertuis, en expliquant que cette plante peut diminuer l’effet anticoagulant de l’acénocoumarol et exposer M. O., porteur d’une prothèse valvulaire, à la formation de caillots de sang dans les vaisseaux. Elle encourage une consultation médicale pour apprécier l’état psychologique de M. O., et pour mettre en œuvre une thérapeutique adaptée.

Attention : Le millepertuis (y compris en tisane) peut réduire l’efficacité des AVK et augmenter le risque thrombogène. Avant d’en délivrer, il faut impérativement contrôler l’historique médicamenteux du patient.

Cas 3 : « Une posologie fixe, ce sera plus simple ! »

Gilbert D., 68 ans, est traité depuis plusieurs mois par warfarine à la suite d’une embolie pulmonaire. Ces derniers temps, son international normalized ratio (INR) est très fluctuant et la posologie de warfarine a été modifiée à plusieurs reprises. Son médecin traitant étant absent pour plusieurs mois, M. D. a consulté, il y a quelques jours, un nouveau généraliste à qui il a confié sa lassitude des prises de sang. Ce dernier lui propose d’essayer un autre anticoagulant. « Il paraît qu’avec ce médicament, la posologie est fixe ! », s’enthousiasme M. D. en présentant une ordonnance de dabigatran 150 mg 2 fois par jour. le pharmacien, qui lui délivre par ailleurs régulièrement du vérapamil et du dinitrate d’isosorbide, fronce les sourcils.

Analyse du cas

Le dabigatran est un substrat de la P-glycoprotéine (ou P-gp), transporteur d’efflux, limitant l’absorption intestinale des médicaments et favorisant leur excrétion rénale par sécrétion tubulaire. Or, le vérapamil est un inhibiteur de la P-gp. Son association au dabigatran est donc susceptible d’augmenter les concentrations plasmatiques de l’anticoagulant et de majorer son effet. Cette interaction impose des ajustements de la posologie de dabigatran : dans la prévention de récidives d’embolie pulmonaire, la posologie recommandée de dabigatran, lorsqu’il est associé au vérapamil, est de 110 mg 2 fois par jour.

Attitude à adopter

Le pharmacien contacte le généraliste pour l’informer du traitement par vérapamil. Celui-ci convient de modifier la posologie de dabigatran et propose de lui faire parvenir une nouvelle prescription par messagerie sécurisée. Parallèlement, le pharmacien enregistre son intervention dans l’outil de recueil en ligne des interventions pharmaceutiques : Act-IP officine, développé par la Société française de pharmacie clinique. Il explique à M. D. les modalités de relais entre les deux anticoagulants : après l’arrêt de warfarine, le traitement par dabigatran pourra être débuté dès que l’INR sera inférieur à 2.

À retenir : L’association du vérapamil, inhibiteur de P-gp, au dabigatran, augmente le risque hémorragique et impose, dans certains cas, une adaptation posologique de ce dernier.

Cas 4 : un INR à 6,3 !

Ghalia P., 66 ans, porteuse d’une prothèse valvulaire mécanique mitrale d’ancienne génération, est traitée par warfarine. Son traitement est bien équilibré depuis plusieurs mois avec une dose de 6 mg par jour, qu’elle prend le soir. Elle vient aujourd’hui chercher son renouvellement de warfarine et, inquiète, en profite pour montrer son dernier INR monté à 6,3. La lecture de son dossier pharmaceutique révèle une délivrance récente de clindamycine (Dalacine 150 mg). Mme P. indique s’être rendue aux urgences, le week-end dernier, pour un abcès cutané et qu’elle s’est procurée l’antibiotique dans une officine proche de l’hôpital. Il ne lui reste plus qu’à prendre 2 gélules de clindamycine ce soir.

Analyse du cas

En cas de prothèse valvulaire mécanique d’ancienne génération en position mitrale, l’INR cible se situe le plus souvent entre 3 et 4,5. L’INR de Mme P. est supérieur à l’intervalle cible, ce qui traduit un risque hémorragique. De nombreux cas d’augmentation de l’effet des AVK ont été rapportés chez des patients recevant des antibiotiques. En perturbant la flore intestinale productrice de vitamines K, tous les antibiotiques sont susceptibles de majorer les effets des AVK. Par ailleurs, certains antibiotiques semblent particulièrement à risque de perturber l’INR. Il s’agit d’antibiotiques impliqués dans des interactions pharmacocinétiques avec les AVK. Ceux fortement liés aux protéines plasmatiques comme les sulfamides ou la clindamycine sont, par exemple, susceptibles de déplacer les AVK de leurs liaisons à l’albumine. Les macrolides, les fluoroquinolones et les cyclines inhibent différentes isoenzymes des cytochromes P450 (CYP), comme le CYP 3A4, mais aussi le 2C9 ou le 1A2, et augmentent les concentrations plasmatiques des AVK. Enfin, certains antibiotiques interagiraient sur l’hémostase comme la ceftriaxone, la céfazoline (à l’hôpital) et la clindamycine en exerçant un effet inhibiteur sur le facteur V. L’association de ces antibiotiques aux AVK nécessite des précautions d’emploi et une surveillance renforcée de l’INR pendant l’antibiothérapie et après son arrêt.

Attitude à adopter

Interrogée par la pharmacienne, Mme P. dit n’avoir remarqué aucun saignement visible. Elle ne présente pas d’hématomes ni de signes de saignements occultes. La pharmacienne téléphone au cardiologue de Mme P. pour lui faire part de son INR, ainsi que du traitement antibiotique encore en cours et pour connaître la conduite à tenir. Le spécialiste, qui venait de son côté de recevoir les résultats transmis par le laboratoire d’analyses, admet mieux comprendre ce qu’il s’est produit. Il préconise de sauter la prise de warfarine ce soir. L’INR sera recontrôlé le lendemain matin, puis 3 jours après l’arrêt de l’antibiotique. Mme P. étant porteuse d’une prothèse mécanique mitrale d’ancienne génération (qui nécessite une anticoagulation plus importante que pour les autres indications des AVK) et ne saignant pas, le cardiologue n’envisage pas pour l’heure de correction par vitamine K.

À retenir : En cas de surdosage asymptomatique en AVK, il n’y a pas toujours lieu de prescrire de la vitamine K. Le recours à cet antidote est guidé en fonction de l’INR cible et de l’importance du surdosage.

Avec l’aimable relecture du Pr Ludovic Drouet, hématologue, professeur émérite des universités, référent médical du Centre de référence et d’éducation des antithrombotiques d’Île-de-France (Creatif) et de Claire Bal dit Sollier, directrice du Creatif.

Article issu du cahier Formation du n°3547, paru le 1er février 2025.