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À bas le silence !

Publié le 23 mars 2023
Par Annabelle Alix
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Accueillir une femme victime de violences conjugales. Faire du repérage et recueillir la parole sans impair ni se sentir déboussolé facilitent le soutien aux femmes agressées par leur compagnon.

L’officine est un relais

→ Éviter les drames. 213 000 femmes majeures déclarent chaque année être victimes de violences physiques et/ou sexuelles par leur (ex-) conjoint. Sept sur dix ont subi des faits répétés et huit sur dix, des atteintes psychologiques et/ou des agressions verbales.

→ Favoriser la parole. Moins d’une victime sur cinq a déposé plainte. Plus de la moitié n’a fait aucune démarche auprès d’un professionnel ou d’une association.

→ Maintenir la santé. Ces femmes sont plus à risque de troubles gynécologiques et sexuels, de douleurs chroniques, de stress post-traumatique, de troubles anxieux, dépressifs et du comportement (auto-agressivité, dépendance…). À terme, ces violences sont à risque de maladies cardio-vasculaires et de diabète.

Ce n’est pas une dispute

Une définition claire

→ La violence à l’égard des femmes désigne tout acte ou menace de violence fondé sur le genre qui entraîne ou peut entraîner des dommages ou souffrances de nature physique, sexuelle, psychologique ou économique, y compris la contrainte ou la privation arbitraire de liberté(1). Et ce, quels que soient l’âge, le milieu social, le lieu de vie ou la religion.

→ Les violences conjugales ont lieu durant la relation, lors de la rupture ou après. Les enfants sont des victimes de la violence domestique, y compris comme témoins.

→ Dans un conflit conjugal, deux points de vue s’opposent dans un rapport d’égalité et chacun conserve son autonomie.

Un descriptif parlant

→ Les agressions physiques, verbales, psychologiques (intimidations, dévalorisation…), économiques (contrôle des dépenses…), sexuelles (viol…), administratives (documents confisqués…) sont récurrentes, souvent cumulatives, s’aggravent et s’accélèrent avec le temps.

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→ Un climat permanent d’insécurité et de tension génère peur, culpabilité, perte d’estime de soi et d’autonomie, isolement, stress…

→ Une situation d’emprise. Ce processus insidieux où l’agresseur crée une dépendance affective et dévalorise la femme est un très fort outil de soumission. Il explique les difficultés des femmes à révéler les violences subies et à quitter l’agresseur.

Des dégâts conséquents

Le stress extrême créé par la violence entraîne un risque vital cardio-vasculaire et neurologique par « survoltage ». Pour stopper ce risque, le circuit neuronal disjoncte en sécrétant des endorphines et drogues « kétamine-like », ce qui éteint le stress mais génère sidération (= anesthésie psychique et physique), état dissociatif (dépersonnalisation, être spectateur de soi) et troubles de la mémoire.

Repérage systématique

Des signes évocateurs

Au comptoir, des signes, faibles, peuvent mettre la puce à l’oreille.

→ L’inobservance. La cliente a des difficultés à prendre soin d’elle, alors qu’elle n’est pas en situation précaire : « J’ai encore raté mon rendez-vous chez le médecin », « Il a augmenté les doses car ça ne va pas du tout ».

→ Une délivrance précoce. Certains hommes subtilisent, cassent ou jettent médicaments ou lecteur de glycémie…

→ Des symptômes physiques : reflux gastro-œsophagien, dépression, colopathie fonctionnelle, douleurs chroniques résistantes sans étiologie organique…

→ Un excès de psychotropes. Un abus de codéine peut aider à apaiser des symptômes psycho-traumatiques, avec moins de crises d’angoisse, de réminiscences.

→ Un comportement : regard fuyant, cliente sur le qui-vive, agressive, nerveuse…

Aller vers la victime

→ « Aller vers » fait émerger une parole dont la victime a été dépossédée. L’injonction au silence est le socle de la stratégie de l’agresseur. La femme redoute parfois de s’exprimer, par honte, culpabilité, par peur des représailles ou de ne pas être crue…

→ Tendre une perche. « J’ai l’impression que c’est compliqué pour vous en ce moment de prendre soin de votre santé », « Pourquoi avez-vous besoin d’une troisième boîte ? Je vais vous la délivrer, mais ça m’inquiète un peu. Comment ça se passe à la maison ? » Voire : « Parfois, ces symptômes peuvent être dus à un climat de stress à la maison. Serait-ce votre cas ? », « Parfois, on prend ce médicament pour oublier des événements un peu difficiles. Serait-ce votre cas ? Loin de moi l’idée de vous empêcher de le prendre, mais peut-être auriez-vous besoin de l’aide d’un professionnel, avec qui vous pourriez aborder ça en toute confidentialité ? Voudriez-vous que je vous oriente ? » Si la cliente est agressive, dites « Vous êtes en colère ? » et voir ce qui sort.

→ Questionner sans signal d’alerte n’est pas délétère. Au pire, elle pleure, mais ce n’est pas grave, surtout face à quelqu’un de sympa ! Si elle est déstabilisée, « Pourquoi vous me posez cette question ? », dites : « Je la pose à tous mes patients. Je suis préparateur/pharmacien, on vient d’être formés aux violences, et j’ai appris à repérer les éventuels signaux. Mais peut-être que je me trompe vous concernant ».

Rester à sa place

→ Vous n’êtes pas thérapeute. Abordez le sujet en tant que professionnel s’enquérant d’un facteur de risque pour la santé. Votre rôle est d’accueillir et d’ouvrir le dialogue pour faciliter son entrée dans un réseau de prise en charge.

→ Vous êtes un maillon. Vous n’allez pas sauver seul toutes les femmes !

→ Vous vous sentez démuni. Formez-vous (Voir plus loin) !

Accueillir une demande

Reconnaître un appel à l’aide

C’est une femme qui a vu votre affiche, qui vous fait confiance, ou qui agit dans un mouvement de panique. Son discours peut être désorganisé, ses mots sont très forts – « Aidez-moi ! », « J’ai très peur », « Il est fou » – ou chuchotés car elle a peur ou honte.

Pratiquer l’écoute active

Pour montrer votre considération et l’aider à diminuer la pression, restez attentif.

→ Reformulez : « Je comprends qu’il vient de se passer quelque chose de très grave ».

→ Reprenez la fin de ses phrases. Elle dit « Il s’est énervé d’un coup et il a frappé si fort, j’ai cru que j’allais mourir ! », dites : « Vous avez cru que vous alliez mourir… »

Se positionner

→ Soyez un allié. La femme doit vous sentir bienveillant et intéressé par son problème. Sinon, elle associera l’orientation vers un réseau de prise en charge à un sentiment négatif.

→ Montrez que son histoire ne vous effraie pas : « Nous avons l’habitude d’accompagner les victimes de violences conjugales », « Nous savons que cela arrive souvent », « Je vous crois », « Je suis de votre côté ».

→ Valorisez ses actions : « Vous ne pouviez pas faire mieux en l’absence de soutien. »

→ Entourez-la. « Vous n’êtes pas seule, il y a tout un réseau structuré pour vous accompagner ».

Préserver la confidentialité

Proposez de poursuivre l’échange à l’abri des regards et la rassurer : « Merci pour votre confiance. Je vois que ce que vous vivez est émotionnellement bouleversant ». Passez le relais à un collègue si vous ne vous sentez pas à l’aise.

Choisir son langage

→ À dire : « Aucun comportement ou parole ne justifie ou n’excuse les violences », « L’agresseur est le seul responsable des violences », « Vous n’y êtes pour rien », « Je vous crois », « Il n’a pas le droit, la loi interdit les violences », « Des professionnels peuvent vous aider ».

→ À éviter : « Vous êtes restée avec cet homme tout ce temps », « Pourquoi vous acceptez ça ? », « Vous vous rendez compte de ce qu’il vous fait subir ? », « C’est un malade ! », « Pourquoi vous ne voulez pas partir ? », « Vous avez été agressée ». Pas de phrases qui débutent par des « pourquoi », culpabilisants.

Initier les actions

Co-construire la mise en sécurité

Indiquez qu’il existe des aides dédiées. Conseillez-lui de contacter :

→ le 3919 Violences femmes info, numéro d’écoute, d’information et d’orientation accessible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, ne figurant pas sur la facture de téléphone ;

→ la police ou la gendarmerie, par chat, via le site arretonslesviolences.gouv.fr car porter plainte est difficile ;

→ son médecin traitant si elle est en confiance avec lui ;

→ les associations locales. Rassemblez en amont les contacts pour les transmettre.

Prendre en compte l’urgence

Ne sous-estimez pas la difficulté de certaines femmes à être proactives.

→ Proposez un suivi : « Cela vous mettrait-il en danger si je vous appelle ? Monsieur surveille-t-il votre téléphone ? », « Repassez nous donner des nouvelles ».

→ L’accompagner dans la prise de contact, si elle ne se sent pas de décrocher son téléphone, de s’expliquer ou si elle est confuse. « Cela vous aiderait si moi j’en parlais à votre médecin traitant ? »

→ Ne vous laissez pas contaminer par le sentiment de fatalité parfois présent chez elle : « Je ne vois pas trop ce que je vais bien pouvoir faire, elle est sous emprise ».

Respecter un refus

Elle pourra changer d’avis plus tard.

→ Y a-t-il des enfants dans le foyer ? Informer des conséquences sur leur santé, y compris sans violences directes. Si besoin, contactez pour avis le médecin référent de la protection de l’enfance du conseil départemental (cellule de recueil des informations préoccupantes).

→ N’insistez pas. La révélation doit être volontaire. Signalez-lui votre disponibilité pour l’écouter, si elle change d’avis.

→ Transmettez-lui les contacts utiles.

→ Mentionnez votre suspicion dans son dossier.

Se mettre en conditions

→ Se former a minima via LearnyLib (voir Formation p. 22), le Cespharm, la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof), le site arretonslesviolences.org…

→ Affiches et brochures à la pharmacie peuvent inciter les femmes victimes de violences à se confier à vous.

Avec l’aimable participation de Mathilde Delespine, sage-femme, Maison des femmes du CHU de Rennes (35), et formatrice.

(1) Convention européenne sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, dite Convention d’Istanbul, 2014.