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Plaintes à la chaîne pour coûts et ruptures
Les ruptures ou tensions d’approvisionnement sur les médicaments se comptent par centaines chaque année et la situation devrait s’aggraver en 2023. En particulier pour les médicaments matures aux prix peu élevés dont les coûts de fabrication flambent. Les industriels tirent le signal d’alarme : impossible de continuer à produire ces produits de santé si leurs prix n’augmentent pas.
Le paracétamol et l’amoxicilline sont devenus emblématiques des ruptures d’approvisionnement auxquelles sont confrontés chaque jour pharmaciens et patients. En 2022, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a géré 2 160 signalements de ruptures de stock et de risque de ruptures. Au 9 décembre 2022, le site de l’agence recense plus de 200 ruptures de stock et tensions d’approvisionnement. Avec quasiment aucune date de remise à disposition prévue. Dans un communiqué daté du 26 octobre 2022, l’Académie nationale de pharmacie « anticipe une augmentation inédite en 2023 des pénuries, tensions et ruptures de stock, et des arrêts de commercialisation ou des abrogations d’AMM ». Les industriels aussi. En particulier pour les produits matures dont les prix sont faibles. « La réalité, c’est qu’aujourd’hui des médicaments vont être en rupture car les prix ne sont pas réajustés et qu’ils ne sont plus économiquement viables. Il s’agit des antidiabétiques, antihypertenseurs, antibiotiques, antiparkinsoniens, etc., des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur qui traitent les maladies chroniques des Français », prévient Karine Pinon, directrice générale du laboratoire X.O et présidente de l’Amlis, qui regroupe les petites, moyennes et très petites entreprises (PME et TPE) de santé.
Une situation intenable
Des prix trop bas en France : ce n’est pas la première fois que ce problème est pointé. Le Sénat l’avait déjà souligné en 2018 dans un rapport sur les pénuries de médicaments. Mais en 2022, la situation devient intenable avec l’inflation. Les industriels doivent déjà réaliser des investissements pour maintenir et adapter leurs chaînes de production, répondre à de nouvelles normes comme la sérialisation, modifier des pictogrammes sur les packagings, constituer des stocks pour répondre aux exigences réglementaires. Autant de coûts auxquels s’ajoute maintenant une forte augmentation des prix des entrants (aluminium, verre, carton, etc.) : plus de 25 % de hausse pour certains, selon le Leem (Les entreprises du médicament). « Des prix qui diminuent et des coûts qui naturellement augmentent pour une chaîne ayant aussi besoin d’investir dans un contexte d’inflation économique : telle est l’équation. Or, de nombreuses entreprises du médicament ont des marges très faibles sur les médicaments importants qu’elles commercialisent », souligne Thomas Borel, directeur scientifique du Leem. « Les huit membres du G5 Santé fabriquent des produits innovants et d’autres plus matures, à plus faible marge. Nous avons maintenu les emplois industriels en France malgré la régulation pesante des dernières années. Notre chiffre d’affaires est stable, en revanche nous avons énormément perdu en profitabilité en France, et si nous nous en sortons aujourd’hui, c’est grâce à notre développement à l’international », observe pour sa part Didier Véron, président du G5 Santé, un cercle de réflexion qui réunit les dirigeants de huit entreprises françaises de santé.
Ce qui n’est pas le cas des PME. Avec des prix régulés pour les médicaments remboursables, leur marge se réduit comme peau de chagrin. « Par exemple, je produis Théralène. On me demande de vendre la boîte de 50 comprimés au prix grossiste de 89 centimes. Avant la crise, je disposais d’environ 22 % de marge et je couvrais à peine les frais réglementaires et de qualité. Actuellement, les coûts de fabrication connaissent une augmentation de 15 %, explique Karine Pinon. Je sors deux lots par mois, alors que la consommation moyenne est de quatre lots par mois. Ce produit est donc en tension permanente d’approvisionnement. Nous devons gérer le mécontentement des pharmacies et parfois le désarroi des soignants dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et les prisons sans pouvoir leur donner une visibilité sur un retour à la normale. »
Le modèle économique de l’officine touché
Les génériqueurs ont la même problématique. « En France, les prix sont très bas pour les génériques : 3,50 € prix fabricant hors taxes (PFHT) en moyenne. De nombreux médicaments coûtent 2 € PHFT. Or, depuis 2014, nous subissons des baisses de prix de 100 à 150 millions d’euros par an. A ces baisses s’ajoutent des taxes très lourdes et une clause de sauvegarde sur les génériques de 3 %, et maintenant une inflation et, par conséquent, des hausses de coûts de production. Une étude réalisée par Smart Pharma pour le Gemme montre que le taux d’excédent brut d’exploitation (EBE) était de 0,3 % en 2021 pour les génériqueurs, soit 32 fois inférieur à la profitabilité moyenne des laboratoires princeps », remarque Stéphane Joly, président du Gemme (Générique, même médicament).
Et la situation devrait empirer dans les prochains mois, sachant que le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023 prévoit 800 millions d’euros d’économies sur les médicaments. « 2023 s’annonce comme une année horrible, alerte Karine Pinon . A chaque stand du salon CPHI Worldwide*, on nous a annoncé des hausses de 10 à 15 % en 2023. Elles vont s’ajouter aux augmentations du même ordre qui ont eu lieu en 2022. Avec des prix de médicaments aussi faibles, on ne peut plus produire. » Selon le Panorama 2022 des PME et entreprises de taille intermédiaire (ETI) du médicament, françaises ou européennes implantées en France (D&Consultants pour l’Amlis), en raison de la politique des prix en France, 52 % des PME affirment avoir déjà renoncé à mettre un médicament sur le marché et 71 % annoncent envisager de retirer certaines productions du marché. Des annonces qui risquent de se concrétiser dans le contexte économique actuel. Idem chez les génériqueurs : « Cette situation conduit de nombreuses entreprises à s’interroger sur la commercialisation de certains produits », note Stéphane Joly. Or, les génériques représentent 42 % des médicaments remboursés et 65 % de ceux à prescription médicale obligatoire. « Soit près du tiers de la marge brute des officines, ajoute le président du Gemme. Si notre chiffre d’affaires baisse, les remises aux pharmaciens vont s’amenuiser. Notre modèle économique est menacé mais également celui des officines. »
Revaloriser les petits prix
Quelles sont alors les solutions ? « Nous avons signé un courrier commun avec l’Amlis, CDMO France [association des façonniers, NdlR] et le Gemme, au printemps 2022, afin d’attirer l’attention du gouvernement sur les difficultés rencontrées par des entreprises dont le prix de revient de certains produits est inférieur au prix de vente et pour rappeler qu’il existe des outils juridiques pour pouvoir augmenter les prix des médicaments dans certaines situations », relate Didier Véron. Il s’agit par exemple de l’article 28 de l’accord-cadre signé entre le Leem et le Comité économique des produits de santé (CEPS) qui prévoit qu’en cas de montée du coût des matières premières les industriels peuvent négocier celle des prix avec le CEPS pour les médicaments répondant à un besoin de santé publique . « Mais cet article n’est pas toujours appliqué et ne s’applique pas si les hausses de coûts proviennent par exemple de l’énergie », commente le président du G5 Santé. Autre outil : l’article 65 de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2022 qui donne au CEPS, afin de sécuriser les approvisionnements de médicaments, la possibilité de tenir compte de l’implantation des sites de production pour fixer le prix. « Seulement, cet article de loi n’est toujours pas appliqué car les différents ministères ne se sont toujours pas mis d’accord sur une doctrine commune d’application », relève Didier Véron.
Pour Karine Pinon, il faut que le gouvernement accepte de revaloriser les prix a minima de 20 à 50 centimes par boîte de médicaments à moins de 5 €, produits en France et en Europe. « Nous lui proposons cette mesure depuis mai, mais nous n’avons aucun retour. Cela reviendrait à 200 millions d’euros, beaucoup moins que la remise sur les carburants qui a coûté plus de 1 milliard d’euros. Compte tenu de l’inflation, ne pas revaloriser le prix de ces médicaments est une hérésie en termes de politique sanitaire », précise-t-elle. Même son de cloche au Gemme qui demande aussi une augmentation de 5 % du PFHT des médicaments à moins de 5 € la boîte mais aussi l’instauration d’un prix plancher de 0,14 € par comprimé et un moratoire sur les baisses de prix.
Des mesures avancées également par l’Académie nationale de pharmacie qui demande d’arrêter d’urgence de réduire les prix par classes thérapeutiques et de revaloriser ceux des médicaments anciens indispensables. Ainsi que par le Sénat en juin 2021 : dans un rapport sur l’innovation en santé, il est proposé de « soutenir la localisation en France et en Europe de la production pharmaceutique par des mécanismes de prix garantissant des marges aux producteurs et par des dispositifs fiscaux incitatifs » dont l’instauration d’un prix plancher. Le rapport de Jacques Biot sur les pénuries de médicaments, commandé en septembre 2019 par le Premier ministre et rendu public en juin 2020, recommandait déjà de « moduler, annuler voire inverser les baisses de prix imposées à certaines spécialités anciennes dont le tarif de remboursement devient asymptotique au prix de revient » sous certaines conditions (en particulier un service médical rendu important).
Relocaliser des médicaments prioritaires
L’Amlis va même plus loin : « Une de nos propositions est que l’on indique sur les boîtes de médicaments leur provenance et que les Français acceptent de payer un peu plus cher, 20 ou 30 centimes de plus, s’ils savent que c’est produit en France ou en Europe. Nous sommes capables de payer plus cher un litre de lait produit localement mais pas pour un médicament d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) produit en France », souligne Karine Pinon.
Les industriels réclament aussi l’établissement d’une liste de médicaments « prioritaires ». « Depuis au moins trois ans, voire quatre, nous souhaitons nous appuyer sur une liste des médicaments d’intérêt sanitaire et stratégique dans le sens dépendance, ce que j’appelle les MISS. Mais la liste n’existe toujours pas, sachant qu’elle ne doit pas se limiter à être française, car les besoins et les enjeux sont européens », explique Thomas Borel. Didier Véron ne dit pas autre chose : « Il faut que les autorités sanitaires définissent une liste des produits stratégiques et prioritaires pour la santé de la population, comme l’amoxicilline ou le paracétamol, et une fois qu’elle est établie, regardent s’ils sont produits en France ou en Europe, ainsi que les principes actifs, et si ce n’est pas le cas, décident d’un plan à mettre en œuvre pour rapatrier leur production sur le continent. »
A priori, le gouvernement et l’ANSM travailleraient sur une telle liste. Pour l’heure, l’urgence est une augmentation des prix. Pour Didier Véron, une chose est sûre : « Le principe de baisser les prix pour financer l’innovation a atteint clairement sa limite et il est donc indispensable d’augmenter le budget alloué aux médicaments pour financer l’indépendance sanitaire et l’innovation en France. »
* Salon pour les équipements de laboratoire, biotechnologie, produits pharmaceutiques. Il s’est tenu à Francfort (Allemagne) du 1er au 3 novembre 2022.
À RETENIR
Les pénuries de médicaments se multiplient : plus de 200 recensées par l’ANSM début décembre.
La situation va s’aggraver en 2023 compte tenu de l’inflation en 2022 et 2023.
En cause : les prix trop faibles des médicaments anciens alors que les coûts de production augmentent fortement.
Les industriels demandent en particulier une revalorisation des prix pour les médicaments à moins de 5 € la boîte.
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