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Peut-on faire confiance à l’industrie pharmaceutique ?

Publié le 20 mars 2021
Par Yves Rivoal
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La crise sanitaire liée au Covid-19 et les retournements de situation relatifs aux vaccins semblent exacerber la méfiance, voire la défiance, envers les entreprises du médicament. Peut-on toujours faire confiance à Big Pharma ? Pour répondre à cette question, c’est tout l’écosystème du médicament qu’il faut observer.

Si la confiance porte sur la qualité et l’efficacité des médicaments que l’on trouve dans les officines, la réponse est oui, car l’industrie pharmaceutique se distingue par des process d’évaluation, de certification et de suivi extrêmement rigoureux. Mais cette confiance doit rester hautement encadrée par les agences réglementaires. » Lorsque l’on demande à Hervé Chneiweiss, neurobiologiste et président du Comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), si l’on peut aujourd’hui faire confiance à l’industrie pharmaceutique, sa réponse est nuancée. « Il y a quelques semaines, rappelle-t-il, l’Agence européenne des médicaments (EMA) a inspecté les usines de Pfizer et s’est rendu compte que la qualité du vaccin [anti-Covid-19, NdlR] était différente d’un lot à l’autre. Elle a imposé au laboratoire des travaux dans ses usines, notamment en Belgique, pour aligner la production sur les standards du dossier d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Tout ceci pour dire que, oui, on peut faire confiance à l’industrie pharmaceutique, mais seulement si les agences sanitaires continuent de bien faire leur travail. » Du côté du Leem (Les Entreprises du médicament), on porte un tout autre regard sur la question. « Lorsque l’on analyse les enquêtes que nous réalisons, on s’aperçoit que la crédibilité de cette industrie repose sur l’efficacité des produits qu’elle fabrique. Or, sur ce point, les taux de confiance restent élevés (voir page 21), précise Philippe Lamoureux, directeur général du Leem. En revanche, ils sont moins forts sur les aspects économiques et éthiques. Mais globalement la confiance ne se désagrège pas. »

Pourtant, la défiance envers cette industrie semble aujourd’hui atteindre des sommets. « Le phénomène ne se limite pas au seul secteur pharmaceutique, rappelle Guillaume von der Weid, philosophe et spécialiste des questions éthiques médicales. Il y a aujourd’hui une remise en question générale de l’autorité, qu’elle soit politique, juridique ou scientifique. George Peters – Istock Dans notre société hyperindividualisée, qui a atteint un niveau de développement économique, culturel et social très élevé, la sécurité et le bien-être sont considérés comme des acquis dont on va se prévaloir contre les instances qui les ont rendus possible. Sans s’en rendre compte, on se tire une balle dans le pied. Si l’on observait un décès sur 10 000 personnes au sein de la population vaccinée contre le Covid-19, plus personne ne voudrait se faire vacciner. Du coup, la maladie continuerait de produire ses ravages… »

Balance médiatique

Pour expliquer cette défiance, Hervé Chneiweiss pointe, lui, du doigt le bal médiatique. « Les bateleurs que l’on voit défiler sur les plateaux télé et les médecins qui nous ont vendu des molécules miracles ont probablement entamé cette confiance et nourri les doutes quant à l’efficacité des médicaments et des vaccins. Doutes qui avaient déjà été introduits par les scandales sanitaires comme celui du Mediator ou des opioïdes aux Etats-Unis. » Philippe Lamoureux refuse, lui, de se laisser embarquer par la sémantique. « Le médicament impose de faire en permanence la balance entre bénéfice et risque. Or, il arrive que cet équilibre se modifie parce que des effets indésirables non détectés lors des essais cliniques se dévoilent lorsque le médicament est prescrit en vie réelle. Dès que cette balance évolue défavorablement, on crie tout de suite au scandale, alors qu’il s’agit d’un phénomène courant dans la vie même des médicaments… De vrais scandales, au sens littéral du terme, il y en a extrêmement peu dans notre industrie. »

Equilibre entre rentabilité et santé

La financiarisation est aussi souvent citée comme l’un des moteurs de la suspicion. « Le secteur est l’un des rares à enregistrer des bénéfices à deux chiffres n’ayant rien à envier à ceux de l’industrie du luxe, rappelle Hervé Chneiweiss. Or, le médicament reste aux yeux des gens associé à la santé, au vieillissement, à la mort, et en même temps à une forme de dépendance. Le patient ne choisit pas son traitement, c’est son médecin qui le lui prescrit. Il existe donc une forme de décalage entre, d’un côté, le bien public et, de l’autre, une industrie qui réalise des profits considérables. » Cette financiarisation amène aussi à se poser la question de la transparence des prix qui relève, elle aussi, de l’éthique, pour Catherine Bourgain, directrice de recherche à l’Inserm. « Les prix exorbitants de certains médicaments innovants sont fixés sans que l’on connaisse exactement les coûts de production effectifs, les investissements réalisés dans le développement, ou l’efficacité des traitements en vie réelle. Ce manque de transparence, avec des prix qui ne semblent plus corrélés avec la réalité des coûts, interroge en plus sur la capacité à préserver l’accès aux soins pour tous. Alors que les Français restent très attachés à leur système de solidarité… »

Pour sortir de cette défiance, le philosophe Guillaume von der Weid suggère de changer de perspective. « Il n’y a pas de contradiction entre, d’un côté, des entreprises pharmaceutiques visant le profit et, de l’autre, la société qui aurait pour seul objectif la santé publique. Si elles peuvent être opposées dans leurs horizons, ces deux logiques convergent vers un même intérêt commun. Il faudrait donc plutôt parler d’arbitrage, la question étant de savoir où l’on place le curseur. » Sur le plan réglementaire, Hervé Chneiweiss reconnaît que « les agences de régulation font correctement leur travail pour tout ce qui touche aux AMM qui sont strictes et respectées. En revanche, il y a peut-être des améliorations à apporter dans le suivi post-AMM. » Ce chercheur milite aussi pour une plus grande transparence de la part de l’industrie pharmaceutique et une meilleure répartition entre les coûts et les bénéfices. « Aujourd’hui, lorsqu’un laboratoire fait une découverte, elle est valorisée par une start-up, largement financée au départ par de l’argent public. En cas de succès, celle-ci fait entrer du capital-risque pour accélérer son développement. Elle est ensuite rachetée par un laboratoire pharmaceutique qui vend le médicament le plus cher possible afin de rémunérer le capital-risque. Dans cette chaîne de valeur, le contribuable paie deux fois : au stade de la recherche et de l’amorçage avec ses impôts, et sur le prix du médicament avec ses cotisations sociales. » Philippe Lamoureux ne partage pas ce point de vue. « Il est tout à fait exact que sans les financements et les commandes publiques, la mise au point du vaccin contre le Covid-19 aurait mis plus de temps. Mais il est aussi vrai que les industriels financent largement les instituts de recherche publique. Et que ce sont aussi eux qui permettent aux produits de passer du stade de l’innovation au développement, un métier que la puissance publique ne sait pas faire. Il me semble donc que, dans cet écosystème, chacun joue son rôle. »

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Pour Hervé Chneiweiss, la question du prix sur les médicaments innovants devrait aussi être traitée. « Il y a sur ce point une vraie nécessité de remettre les choses à plat, et le plus tôt sera le mieux. Cela passera par des négociations bien comprises au sein du Comité économique des produits de santé (CEPS). Et lorsque la négociation n’aboutit pas, il faudrait alors se montrer plus incisif », estime le chercheur qui se dit également favorable à l’instauration de dispositifs permettant de les réévaluer régulièrement. Sur ce sujet, Philippe Lamoureux tire, lui, la sonnette d’alarme. « Le médicament est la dépense la mieux maîtrisée de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam). L’immense majorité des médicaments en France ont déjà des prix très bas. Les médicaments innovants, qui coûtent très cher, ne représentent que 1 % de la Pharmacopée. Je rappelle en outre que cette politique de prix bas nous a conduits à la dépendance de l’Europe dans la chaîne de fabrication et d’approvisionnement des médicaments d’intérêt stratégique, et à la baisse de la part de la France dans la production industrielle et la recherche clinique sur le plan international. » S’il ne nie pas la nécessité de revoir le système, la priorité absolue pour le directeur général du Leem devrait être accordée au sens. « Aujourd’hui, tout le monde se laisse embarquer par une sémantique qui transforme tout en scandale, en conflit d’intérêts ou en complotisme… Alors qu’il faudrait plutôt s’interroger sur le sens que l’on entend donner à la transparence, aux liens d’intérêts ou à la politique de prix du médicament. Cela fait plusieurs années que des rapports d’experts font des propositions intéressantes sur ce sujet. Mais il faudrait politiquement énormément de courage partagé pour remettre un peu de raison dans cet écosystème », conclut Philippe Lamoureux.

À RETENIR

– La crise sanitaire liée au Covid-19 semble cristalliser la défiance du public envers l’industrie pharmaceutique.

– La médiatisation des événements indésirables autour de médicaments et le manque de transparence autour des prix malmènent son image.

– L’industrie pharmaceutique prouve pourtant sa capacité à prendre des risques. Bien que les désaccords demeurent sur l’économie du médicament, la confiance est surtout maintenue grâce à l’encadrement des autorités de santé.