Moins de volumes, plus de marges : l’équation impossible ?

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Moins de volumes, plus de marges : l’équation impossible ?

Publié le 26 avril 2025
Par Elisabeth Duverney-Prêt
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Moins de boîtes vendues, mais autant de revenus. Il s’agit sans doute du nouveau casse-tête auquel les pharmaciens devront faire face. Alors que l'Assurance maladie pousse à réduire la consommation de médicaments, le modèle économique des officines reste indexé sur le volume.

Le mot d’ordre sonne comme une nouvelle croisade : il faut réduire les volumes ! Chaque année, un Français consomme en moyenne 45 boîtes de médicaments, soit trois milliards de boîtes à l’échelle nationale, plaçant la France dans le peloton de tête des plus gros consommateurs de médicaments en Europe. Depuis deux ans, les campagnes de sensibilisation se multiplient. « Moins de médicaments, c’est médicamieux », martèle le Leem. « Le bon traitement, c’est pas forcément un médicament », renchérit la Cnam. Sur le papier, réduire la voilure en termes de production et de consommation permettrait d’éviter un gaspillage écologique et… financier. En effet, selon le Comité pour le développement durable en santé (C2DS), 123 millions d’euros de médicaments finissent à la poubelle chaque mois sans avoir été utilisés. Soit près d’1,5 milliard d’euros par an. Les causes de ce gaspillage sont multiples : changements de traitement en cours de mois, arrêts pour effets indésirables, prescriptions inadaptées, conditionnements trop importants…

10 000 décès par an liés aux interactions médicamenteuses

Mais la surconsommation de médicaments entraîne aussi des risques lourds sur le plan sanitaire. Chaque année, les autorités de santé enregistrent plus de 200 000 hospitalisations et 10 000 décès majoritairement chez les plus de 65 ans. En outre, chaque nouvelle pilule ajoutée au traitement majore de 12 à 18 % le risque d’effet indésirable.

Si la Caisse nationale d’Assurance maladie appelle les médecins à plus de mesure sur l’ordonnance « il s’agit de déprescrire en arrêtant progressivement des médicaments devenus inutiles ou redondants », explique-t-elle, elle réclame aussi du pharmacien une aide active. Ces derniers sont encouragés à mener des bilans partagés de médication avec les patients polymédiqués, un dispositif qui permet d’analyser les traitements et de transmettre recommandations et conseils au prescripteur.

Problème : non seulement ce rôle de prévention des risques médicamenteux essentiel est chronophage et peu valorisé dans l’économie officinale mais il se révèle aussi un peu schizophrénique. En opérant ainsi un pharmacien joue certes pleinement son rôle de professionnels de santé mais il impacte directement l’économie de sa propre officine.

Le paradoxe officinal : rémunérés pour vendre davantage

Le modèle économique des officines repose précisément sur le volume dispensé. Elle a même été renforcée en ce sens. « Ces dernières années, on a observé la transition d’un revenu indexé sur le prix des médicaments vers une indexation sur les volumes de vente », confirme Aniss Louchez, pharmacien et Docteur en Sciences Économiques. Pour rappel, la rémunération est simple : 60 centimes HT par dispensation (1,55 € pour certains patients), 1 € HT par boîte mensuelle, 2,70 € par trimestrielle, 0,30 € pour les ordonnances complexes. Un modèle qui incite mécaniquement à la quantité.

« Le pharmacien a donc tout intérêt à vendre le maximum de boîtes proposées sur l’ordonnance. Il n’est même pas rémunéré lors des interventions nécessitant un refus ou une adaptation de prescription. Pourtant ces actes quotidiens évitent nombre d’accidents et réduisent les coûts liés aux erreurs », souligne Garance Chamoux, pharmacienne à Saint-Joseph.

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Réforme des honoraires : les syndicats font barrage

La proposition de décorréler la rémunération des pharmaciens du volume de vente a été mise sur la table lors des dernières négociations conventionnelles. Sans succès. « La Cnam proposait de diminuer l’honoraire à la boîte et de revaloriser celui par ordonnance. Sur le principe, l’idée n’était pas mauvaise mais nous avons refusé », tranche Philippe Besset, président de la FSPF. La raison ? « Elle créait un système gagnant-perdant inacceptable. Les officines avec de nombreuses boîtes prescrites auraient été pénalisées, tandis que les pharmacies de passage auraient fait jackpot. On ne signe pas un accord qui ne bénéficie pas à l’ensemble de la profession. »

La diversité des profils d’officines complique la recherche d’un consensus. Entre une pharmacie de centre commercial, une officine de quartier et une pharmacie rurale, les modèles économiques diffèrent considérablement, rendant presque impossible l’élaboration d’un système unique qui satisferait tout le monde.

800 millions contre 1,2 milliard : l’équation impossible

Les prochaines discussions conventionnelles devront trouver l’équilibre entre baisse de l’honoraire à la boîte et revalorisation de l’honoraire à l’ordonnance. Mission quasi impossible.

« L’honoraire à l’ordonnance a augmenté de 10 centimes en janvier, c’est largement insuffisant. Si l’on baisse de 800 millions d’euros l’honoraire à la boîte, il faut au moins 1,2 milliard € de l’autre côté. Mais l’assurance maladie refuse », dénonce Pierre-Olivier Variot. « À enveloppe constante, décorréler notre rémunération des volumes est impossible », confirme Philippe Besset.

Pour Aniss Louchez, une telle réforme à budget constant aurait des conséquences graves : « Elle favoriserait les pharmacies desservant des consommateurs légers au détriment de celles qui s’occupent de patients avec de lourdes ordonnances. Les territoires vieillissants ou avec davantage de maladies chroniques seraient directement pénalisés. »

Cette problématique risque de creuser davantage les inégalités territoriales d’accès aux soins. Les zones rurales et les quartiers prioritaires, où les pathologies chroniques sont souvent plus présentes, pourraient voir leur accès aux médicaments se détériorer si les pharmacies locales ne peuvent plus se permettre de stocker tous les traitements nécessaires.

Médicaments onéreux : la marge divisée par deux ?

Autre proposition crispante pour les syndicats : la diminution de la marge sur les médicaments chers, censée permettre des économies à réinjecter dans les honoraires.

« L’assurance maladie voulait réduire cette marge de 98 € à 46 €. Nous avons refusé », s’indigne Pierre-Olivier Variot, président de l’USPO. « Cette marge couvre les commandes auprès des laboratoires, le stockage et compense les milliers d’euros perdus quand un frigo lâche ou lors d’erreurs de prescription ! Une proposition d’autant plus osée qu’on sait que les médicaments chers vont se multiplier dans les années à venir. »

Nouvelles missions : des revenus insuffisants

Reste un dernier levier pour compenser la baisse des volumes : les nouvelles missions censées diversifier les sources de revenus. Dépistage du cancer colorectal, Trod, entretiens avec les femmes enceintes…

« Leur mode de rémunération n’est pas adapté pour garantir la soutenabilité économique des officines, tranche Aniss Louchez. Dans les faits, ces missions sont encore peu adoptées par les pharmaciens en raison des coûts de réorganisation, à l’exception de la vaccination. »

La vaccination antigrippale fait figure d’exception, avec un acte rapide et une rémunération plutôt correcte. Les autres missions, plus chronophages, peinent à s’imposer. Selon la Cnam, moins de 15 % des officines proposent régulièrement des bilans partagés de médication, pourtant essentiels pour sécuriser les traitements des patients âgés.

Des officines fragilisées, un maillage territorial menacé

Cette situation met en péril le modèle de la pharmacie française, pourtant envié à l’étranger pour son accessibilité et sa densité : une officine pour environ 3 000 habitants, ouverte 6 jours sur 7, avec un pharmacien disponible sans rendez-vous.

Ce maillage, qui garantit un accès facile au médicament et au conseil pharmaceutique sur tout le territoire, pourrait se détériorer si les tensions économiques persistent. Les premières victimes seraient les pharmacies rurales et celles des quartiers défavorisés, moins rentables et plus exposées à la baisse des volumes.

« Nous sommes les derniers professionnels de santé présents dans certains territoires », rappelle Philippe Besset. « Si nous disparaissons, c’est tout l’accès aux soins de premier recours qui s’effondre. »

La situation est claire : la baisse des volumes de médicaments constitue une nécessité de santé publique, mais soulève une équation économique insoluble pour les pharmaciens. À enveloppe constante, les marges de manœuvre sont inexistantes. Toute évolution risque de fragiliser certaines officines, notamment dans les territoires à forte charge pathologique.

C’est donc un nouveau modèle économique qu’il faudra construire avant la prochaine Convention en 2027. Une refonte totale pour que l’addition des boîtes ne débouche pas sur la soustraction des officines. En attendant, pour les pharmaciens, l’équation reste aussi complexe qu’une division par zéro : théoriquement impossible.

À retenir

  • Un enjeu de santé publique massif : la surconsommation médicamenteuse provoque chaque année 10 000 décès et 200 000 hospitalisations, en majorité chez les plus de 65 ans.
  • Les pharmaciens sont rémunérés au volume de boîtes délivrées, une logique incompatible avec les objectifs de déprescription.
  • Décorréler la rémunération des volumes nécessiterait 1,2 milliard d’euros de revalorisation pour compenser une baisse de 800 millions des honoraires à la boîte.
  • Bilans de médication, dépistages, Trod… hormis la vaccination, ces activités restent peu adoptées faute de rémunérations suffisantes.
  • La baisse des volumes met en péril le maillage territorial, particulièrement dans les zones rurales et à forte prévalence de maladies chroniques.