70 ans dans les dents !

Certains anniversaires ont de la gueule. Cinq ans, image de la douce ignorance, sucette et dents de lait. Quatorze ans, hormones et mobylette. Vingt ans, l’âge des grandes espérances. Trente ans fait encore l’affaire, les fruits sont toujours sur l’arbre. Mais de grâce, à partir de quarante, taisons nous !

Ce matin de janvier, grande et belle réunion d’entreprise, comme seuls les grands événements l’imposent. Quinze personnes vont tenter un brainstorming autour du sujet majeur de l’année : les soixante-dix ans du Moniteur des pharmacies.

L’entreprise s’engage très vite. Prises de parole, écoute, recadrages, il est tout à son affaire et porté par son inépuisable enthousiasme, c’est Laurent.

- Ce qu’il faut déterminer, dans un premier temps, c’est si c’est un cahier un ou un numéro spécial.

- Et le cahier deux, y aura un cahier deux ?

- Faudrait faire un dos carré collé, dit Kaveh.

- Moi je verrais bien des couleurs pour bien marquer les époques, tu vois des couleurs « années quarante » pour les années quarante, des couleurs flashies pour les années soixante dix, des coul…

- Oui oui, Anne-Charlotte, on a compris.

- On devrait mettre des photos de pub de l’époque, des vieux médicaments, des vieilles officines.

- Et si on faisait écrire nos abonnés ?

- …

Et voilà, ça part dans tous les sens. Si tout se passe comme je le prévois, Stéphanie va nous proposer un roman-photo, Anne-Charlotte un numéro glamour et Matthieu de « rester quand même un peu respectueux, mince alors ! ».

- Et si on faisait un dos carré collé ?, dit Kaveh.

Enveloppé dans son élégante étole gris perle, chaussé de bottines brunes en peau retournée, notre directeur artistique dont les jambes ne cessent de s’agiter, tente de se faire entendre en bout de table. Son idée à lui, l’idée de maître : la couche de vernis sélectif.

- Un dos carré collé avec un vernis sur la couv’, hein ?

- Moi je peux faire un dessin tous les jours pendant les soixante-dix jours qui précèdent, propose Franck, l’un des piliers du magazine. Ebahissement général, suivi d’un tonitruant : ohhh, oui !

Tiens, Alexandra est debout sur sa chaise !

- C’est pour Instagram, je prends la réunion en photo.

Anne-Charlotte tape dans ses mains de jeune fille et propose illico un trombinoscope. Accueil mitigé, Yolande se cache sous son manteau, l’excitation retombe.

- Bon. Je vous rappelle que nous sommes l’année de la présidentielle, à ce titre je vous propose : soixante-dix ans de ministres de la Santé. Je suis sûr qu’on tient quelque chose, fanfaronne Laurent.

- Ça serait très élégant avec un dos carré collé, dit Kaveh.

- Mais faut beaucoup de pages pour ça, s’inquiète Loan en toussant.

- Et le cahier deux, y aura un cahier deux ou pas alors ?

Anne-Hélène s’agace un peu. Toute de laine blanche vêtue, elle fait de grands gestes désordonnés car elle n’est pas contente. Le dos carré collé, le vernis, les interviews, ça commence à bien faire, elle veut un cahier deux avec un grand jeu de l’oie à l’intérieur et des pions à découper.

C’est à ce moment que je choisis de parler du cadeau.

- Et le cadeau vous y avez pensé ? Parce qu’un anniversaire sans cadeau, c’est pas un anniversaire ! Un stylo, par exemple.

- Ou des post-it.

- Ou un voyage à gagner.

- Oh là là, je vous arrête tout de suite ! Va falloir penser au budget, sinon Charles-Henri ne sera jamais d’accord.

En milieu de table, et qui se présente depuis peu derrière de jolies lunettes cerclées noires, Anne, la directrice de l’activité pharmacie de Newsmed, ramène tout ce petit monde à la raison avec des mots que tout le monde comprend fort bien.

Le Moniteur des pharmacies est un fringant monsieur de soixante-dix ans qui, malgré quelques raideurs, conserve le dos droit, de bonnes dents et toujours l’envie de plaire, alors pour son anniversaire, on va faire comme entre amis : à la bonne franquette !

- Et pour mon dos carré collé alors ?