Bruno Lasserre Président de l’Autorité de la concurrence - Le Moniteur des Pharmacies n° 3072 du 21/03/2015 - Revues - Le Moniteur des pharmacies.fr
 
Le Moniteur des Pharmacies n° 3072 du 21/03/2015
 

Entretien

Auteur(s) : Marie Alès

En décembre 2013, l’Autorité de la concurrence que Bruno Lasserre dirige d’une main de fer a émis un avis proposant l’ouverture encadrée de la distribution au détail des médicaments non remboursables et des produits frontière en dehors des officines. Quelques mois plus tard, les grandes surfaces obtenaient le feu vert pour vendre des tests de grossesse et d’ovulation. Rencontre avec un président intransigeant.

LE MONITEUR DES PHARMACIES : Dans le rapport annuel 2013 de l’Autorité de la concurrence, il est écrit : « Les espaces dans lesquels la concurrence est susceptible de s’y exercer [dans le secteur de la santé] sont relativement rares et c’est pourquoi il est important de les préserver et de favoriser leur élargissement ». Pouvez-vous expliciter en quoi les espaces de concurrences sont relativement rares et comment « favoriser leur élargissement » ?

BRUNO LASSERRE : Le médicament n’est pas un bien comme un autre et il est légitime que le secteur fasse l’objet d’une régulation, notamment compte tenu de sa prise en charge socialisée. Les prix sont fixés par les pouvoirs publics en ce qui concerne les médicaments remboursables. Par conséquent, la concurrence par les prix ne peut effectivement s’exercer que sur un segment extrêmement restreint du marché : les médicaments d’automédication. L’Autorité de la concurrence a publié en décembre 2013 les résultats de son enquête sectorielle. Parmi ses recommandations figure notamment l’ouverture partielle et encadrée du monopole officinal. Nous avons proposé, comme c’est le cas dans beaucoup d’autres pays européens et notamment en Italie, d’ouvrir la vente des médicaments non remboursés, à prescription médicale facultative, à d’autres acteurs que les pharmaciens d’officine. De strictes conditions s’appliqueraient naturellement à cette ouverture : vente sous la responsabilité d’un pharmacien diplômé qui assurerait, comme dans une officine, un rôle de conseil et de surveillance de la dispensation, et « corners » spécialisés de manière à ne pas mélanger dans les mêmes linéaires les médicaments à prescription médicale facultative avec d’autres produits qui ne méritent pas la même vigilance ; caisses distinctes, obligations en matière de traçabilité ou de stockage des médicaments, etc.

Cette proposition de vente de médicaments en GMS a suscité la colère des pharmaciens

Nous ne l’avons pas vue comme une pierre dans leur jardin ou comme une révolution. Nous pensons que cette ouverture partielle est inéluctable et qu’il faut s’y préparer. Dans les années 80, le Conseil de la concurrence avait proposé l’ouverture de la vente de la parapharmacie. Les pharmaciens invoquaient les mêmes risques et avançaient les mêmes arguments catastrophistes qu’aujourd’hui : « on va tuer la profession », « on va rayer de la carte un grand nombre d’officines »… Aujourd’hui, tout cela s’est aplani et ce n’est plus un sujet. L’Assurance maladie se retire progressivement de la prise en charge des risques les plus bénins, par des déremboursements, pour se recentrer sur les risques les plus lourds. Le reste à charge pour le patient et/ou par les complémentaires santé est de plus en plus important. La question du prix et de l’accessibilité de ces produits d’automédication au plus grand nombre devient de ce fait aussi un enjeu de santé publique. Notre enquête sectorielle montre que les prix varient de 1 à 4 d’une pharmacie à l’autre et que les patients sont en outre dans l’incapacité de comparer les prix du fait de leur forte opacité. Ce constat milite pour l’introduction de davantage de concurrence entre les pharmacies et aussi pour le développement d’autres modèles de distribution.

Pour les pharmaciens, les écarts de prix montrent qu’il y a une concurrence entre les officines. Que leur répondez-vous ?

L’argument fait sourire ! Il est rare, pour un même produit, que l’on trouve des écarts aussi importants et c’est clairement le reflet d’un marché imparfaitement concurrentiel. La concurrence joue en principe le rôle d’une corde de rappel qui conduit le consommateur à choisir, pour un produit donné, le lieu où il va le trouver au meilleur prix. Mais pour qu’elle puisse jouer, il faut qu’il y ait de l’information et de la transparence. Or en ce qui concerne les médicaments d’automédication qui sont placés derrière le comptoir, le patient en découvre souvent le prix au moment de payer. Ces écarts de prix sont rendus possibles par le manque d’information du consommateur qui, sans le savoir, va payer quatre fois plus cher dans une officine, sans être capable de mesurer l’écart avec d’autres officines.

Les avis de l’Autorité de la concurrence peuvent-ils vraiment influencer le gouvernement ?

Les propositions que nous émettons n’engagent naturellement que l’Autorité. C’est au gouvernement et au Parlement de décider de cette question car le sujet relève de la loi. Je voudrais aussi souligner que l’ouverture du monopole officinal n’impacterait qu’à la marge la rentabilité des officines, dans la mesure où les produits d’automédication ne représentent en moyenne que 7 % de leur chiffre d’affaires. Par ailleurs, ces propositions doivent bien sûr s’insérer dans une réflexion plus large sur le rôle et la contribution des pharmaciens à la politique de santé publique et sur leur mode de rémunération. Notre avis consacre plusieurs pages à ces questions, qui sont essentielles pour le maintien d’un réseau officinal de qualité. Il faut sortir de la logique d’une rémunération exclusivement liée au nombre de boîtes de médicaments vendues pour l’asseoir en partie sur la contribution des pharmaciens à la politique de santé publique qui mériterait un « forfait » par patient suivi. Il s’agirait par exemple de la lutte contre le mésusage des médicaments, l’accompagnement des personnes âgées dans la prise du médicament, le suivi des affections de longue durée.

Vous êtes favorable à la vente en ligne de médicaments et avez émis des remarques sur le div qui l’a instaurée afin qu’il soit moins restrictif. Pourtant, elle ne se développe pas véritablement

Il est encore tôt pour dresser un bilan et il faudra une étude objective pour comprendre toutes les raisons qui expliquent ce faible développement. C’est pourtant parfois l’offre qui tire la demande. On observe que, dans bien des secteurs, la demande n’existait pas, mais, à partir du moment où l’offre est apparue, les consommateurs se sont ralliés à ces nouveaux modèles économiques. Beaucoup d’industries se structurent autour du « click and mortar », c’est-à-dire à la fois sur le Net et dans la distribution physique classique. Ce modèle marche, notamment pour tous les secteurs qui ont un réseau de distribution sélective, dans lequel les distributeurs sont agréés selon des critères très stricts de qualité, d’investissement, de publicité. Peut-être que, pour les pharmaciens, une simple transposition mécanique d’un modèle à l’autre n’est pas adaptée et qu’il faut trouver des aménagements, comme la mutualisation de l’investissement ou la constitution de sites partagés. Je suis convaincu que la mise en commun des savoir-faire, de l’investissement, pourrait aider à créer des sites plus visibles et plus efficaces.

Croyez-vous que les pharmaciens vont développer ce type de modèle ?

Lors de l’instruction de l’enquête sectorielle beaucoup de syndicats professionnels ont exprimé des réticences pendant les auditions. Mais c’est une opportunité supplémentaire qui leur est donnée ! Dans la mesure où la vente en ligne est réservée aux pharmaciens d’officine, elle ne remet pas en cause le modèle de distribution en dur. Des francs-tireurs, des générations plus jeunes doivent s’en saisir et montrer que les équilibres peuvent être bouleversés et que d’autres modèles économiques peuvent exister. Cela stimule la profession et montre qu’il y a place pour des gains d’efficience et des concepts innovants. Il lui appartient d’encourager ceux qui innovent, ceux qui prennent des risques, s’inscrivent dans un mouvement de modernisation en respectant l’éthique et les règles.

Les freins sont encore trop nombreux pour une évolution de la distribution ?

Il faut que les pharmaciens prennent conscience qu’une profession ne peut pas se renouveler et affronter l’avenir en s’arc-boutant uniquement sur la défense des équilibres historiques. Toute profession doit s’adapter et apporter sa pierre au changement. Nous préconisons par ailleurs dans notre avis que les pharmaciens disposent de plus de liberté qu’aujourd’hui pour se grouper et acheter en commun des médicaments auprès de l’industrie pharmaceutique. Certains nous disent qu’ils sont bridés voire ostracisés par l’industrie qui refuse de livrer les structures de regroupement à l’achat. Nous serons vigilants pour permettre cette mutualisation volontaire des achats entre pharmaciens d’officine. Il faut encourager cette évolution et, au besoin, ouvrir des procédures à l’encontre des laboratoires qui refuseraient de livrer les groupements.

Vous sanctionnez déjà les laboratoires…

Nous luttons contre les stratégies des laboratoires princeps qui jettent le discrédit sur les génériques, en développant notamment un discours erroné sur la bioéquivalence. Nous avons pris deux décisions fortes. La première concerne Plavix – 4e médicament le plus vendu au monde et premier poste de remboursement de la Sécurité sociale, au moment des faits – avec une amende de plus de 40 M€ infligée à Sanofi, qui a été intégralement confirmée par la cour d’appel de Paris. La seconde concerne Subutex, qui n’a pas été contestée par le principal laboratoire devant la cour d’appel de Paris. Nous avons une troisième affaire en cours qui concerne Durogesic. Nous devrions la finaliser cette année avec une décision fin 2015 ou début 2016. Nous déplorons ces stratégies qui alimentent en France la méfiance vis-à-vis des génériques et nous nous réjouissons que les pouvoirs publics en aient pris la mesure et s’apprêtent à lancer une grande campagne sur le générique pour informer le corps médical et lutter contre ces préjugés.

Est-il facile de lutter contre le lobbying des laboratoires ?

Nous sommes une institution respectée, parce que nous avons montré que nous n’hésitions pas à imposer des sanctions dissuasives, lorsque la gravité des faits le justifie, et que le dommage à l’économie est important. Je crois que toutes les entreprises en France ont compris qu’elles prenaient des risques élevés si elles se livraient à des pratiques anticoncurrentielles. Notre ADN, je le dis aux pharmaciens d’officine qui ont parfois l’impression de peser peu face à un gros laboratoire, est le suivant : nous ne ployons pas, nous ne nous prosternons pas devant la puissance. Nous n’hésitons pas à rappeler aux puissants la règle du jeu, à leur rappeler qu’elle doit s’appliquer à eux comme aux plus faibles ou aux plus petits. Ce n’est pas parce qu’ils sont puissants et relayés médiatiquement ou politiquement, qu’ils échapperont à l’application de cette règle du jeu qui doit être la même pour tous.

Pour vous, quel serait le fonctionnement idéal de la distribution du médicament ?

L’Autorité de la concurrence n’a pas vocation à « construire » ou « à imaginer » le marché idéal. J’utilise souvent cette image : nous ne sommes pas des paysagistes qui allons décider qu’il faut planter telle ou telle essence. Nous sommes les jardiniers qui doivent vérifier qu’une fois le terrain planté, chaque arbre aura les mêmes chances que les autres de se développer. La concurrence est une chance que l’on donne… aux acteurs de la saisir ! Nous entendons ouvrir les espaces, donner plus de liberté aux acteurs, favoriser les gains d’efficience, l’investissement, l’innovation. La concurrence est un garde-fou qui permet que ces gains d’efficience ne soient pas uniquement captés par les professionnels sous la forme de profits ou de rémunération, mais qu’une part équitable de ces gains soit aussi restituée aux consommateurs.

Vous passez parfois pour quelqu’un d’ultralibéral…

Nous représentons au contraire les gardiens d’une économie régulée. Nous sommes infiniment conscients que le médicament n’est pas un produit comme un autre et que, de ce fait, il appelle un certain mode de distribution et une attention réglementaire. Mais ce n’est pas parce que ces préoccupations existent que la concurrence doit être oubliée. La concurrence n’est pas une fin en soi, c’est un levier qui permet aux entreprises de donner le meilleur d’elles-mêmes. C’est l’incitation à se dépasser, à se développer, à encourager la prise de risques, à abandonner le confort des situations acquises et des équilibres anciens pour en construire de meilleurs.

1978 : ENA, promotion Pierre Mendès France.

1978-1986 : Conseil d’Etat.

1993-1997 : directeur général des Postes et télécommunications.

1999-2001 : président du groupe de travail du Commissariat général au Plan sur « l’Etat et les nouvelles technologies de l’information ».

2002-2004 : président adjoint de la section du contentieux du Conseil d’Etat.

2004-2009 : président du Conseil de la concurrence.

2008 : membre de la commission pour la libéralisation de la croissance française.

2009 : président de l’Autorité de la concurrence.

COMMENT FONCTIONNE L’AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

Administration indépendante, l’Autorité de la concurrence emploie 185 agents chargés d’instruire les dossiers et de mener les enquêtes sectorielles. C’est le collège qui décide ensuite de sanctions éventuelles.

L’Autorité de la concurrence est une autorité administrative indépendante, créée par la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008. Elle a remplacé le Conseil de la concurrence. Son président est nommé par décret du président de la République.

Elle a plusieurs missions : contrôle et répression des pratiques anticoncurrentielles, contrôle préalable des opérations de concentration, rôle consultatif et remise d’avis à la demande des pouvoirs publics. L’Autorité de la concurrence peut également s’autosaisir de certains sujets. En 2013, elle décide ainsi de mener une enquête sectorielle sur le médicament avant de remettre son avis le 10 décembre 2013.

L’Autorité de la concurrence comprend un collège de 17 membres (11 femmes et 6 hommes) et 185 agents. Environ 50 % des effectifs sont en charge de l’instruction des dossiers. Les profils des agents sont très variés puisque l’Autorité de la concurrence couvre tous les marchés : économistes, ingénieurs, avocats, etc. Les statuts des agents sont aussi différents : certains sont fonctionnaires, d’autres contractuels. Le budget de l’autorité s’élève à environ 20 millions d’euros par an.

Lors des enquêtes, le ou les rapporteurs (c’est-à-dire ceux qui conduisent l’instruction) peuvent mener des auditions. Pour l’enquête sectorielle sur le médicament, les représentants de la profession de pharmacien d’officine (Ordre, syndicats) ont été entendus. Avant de rendre son avis définitif, l’Autorité de la concurrence peut aussi lancer une consultation publique en soumettant un premier rapport et des propositions. Cela a été le cas pour le secteur du médicament durant l’été 2013. L’Autorité de la concurrence a reçu une centaine de contributions provenant notamment des représentants des professionnels, mais également de pharmaciens à titre individuel.

L’argent des amendes va directement dans les caisses de l’Etat

Dans le cadre des dossiers portant sur des pratiques concurrentielles, suite notamment à une plainte, l’Autorité de la concurrence envoie une notification à l’entreprise visée. Les rapporteurs recueillent ensuite les informations par questionnaire ou en se procurant des documents. L’Autorité a la possibilité de conduire des perquisitions. L’entreprise en cause reçoit ensuite un premier rapport et peut y répondre (procédure contradictoire). L’autorité rédige alors un nouveau rapport avec de nouvelles observations. L’entreprise a un second droit de réponse. Après l’instruction, le collège de l’Autorité de la concurrence entend également la position de l’entreprise. C’est en effet le Collège qui décide si la société a bien eu des pratiques anticoncurrentielles et fixe si besoin la sanction. L’argent des amendes (160,5 M€ en 2013) va directement dans les caisses de l’Etat.

L’Autorité de la concurrence travaille avec les autres autorités nationales des Etats membres de l’Union européenne dans le cadre du Réseau européen de la concurrence (REC). Il s’agit de mener une réflexion commune, de partager les informations et les retours d’expérience. La France souhaite aussi conduire des enquêtes conjointes avec d’autres autorités selon les sujets. L’autorité française est d’ailleurs la plus active avec 228 affaires diffusées sur l’intranet du REC depuis sa création.

Marie Alès

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