Pharmaciens des quartiers - Le Moniteur des Pharmacies n° 2651 du 18/11/2006 - Revues - Le Moniteur des pharmacies.fr
 
Le Moniteur des Pharmacies n° 2651 du 18/11/2006
 

Actualité

Enquête

Un an après les émeutes qui ont secoué certaines banlieues, nous avons interrogé des officinaux qui y exercent, en région parisienne ou en province. Leurs propos, extrêmement mesurés, témoignent de leur attachement à ce mode d'exercice, l'officine demeurant parfois le dernier commerce de proximité.

Des cinq pharmacies du quartier de la Madeleine, à Evreux, il n'en reste plus que quatre. La cinquième a brûlé lors des émeutes de banlieue il y a un an. Martine Queinnec, titulaire de la Pharmacie des Deux Tours, ne pense pas que l'acte était prémédité. « Les gens nous respectent en tant qu'acteurs de santé. Quand ils ont un problème, ils savent que nous sommes là. Il faut avoir de la considération pour tout le monde. Un malade est un malade, qu'il soit de Neuilly ou d'ici. Bien sûr, nous vivons dans un quartier sensible, il ne faut pas faire n'importe quoi, ne pas agiter le chiffon rouge. » La modération des propos de Martine Queinnec se retrouve chez la plupart des pharmaciens de quartier sensible que nous avons interrogés. Ainsi de Colette Rauzy, qui exerce depuis seize ans au coeur du quartier de Bellefontaine, dans le secteur du Mirail à Toulouse. La veille, sa voiture a été cassée. Pas vraiment en colère, plutôt fataliste, elle relativise car ce genre de problème fait partie du quotidien : « Nous avons finalement peu de soucis de sécurité et personne ne vient à l'officine avec la peur au ventre. Nous avons la confiance de la clientèle et nous n'avons jamais subi d'agression directe comme c'est parfois le cas en centre-ville. Si vous respectez la population, tout se passe bien. J'avais choisi de venir ici parce qu'on pouvait acheter à 90 % quand les officines se vendaient à 140 % du chiffre d'affaires en ville. Je ne le regrette pas malgré un condiv difficile. »

Le pharmacien homme de confiance.

Le discours n'est guère différent chez Rachid Allam, qui a racheté une officine en 2001 dans le centre commercial du Chêne, à Clichy-sous-Bois, ville de Seine-Saint-Denis d'où sont parties les émeutes l'an dernier : « La clientèle est simple, sympa et facile. Le contact est chaleureux, note-t-il. Je suis d'origine étrangère, je m'adapte bien et je m'entends avec tout le monde. C'est l'un des rares endroits où l'on vous dit encore "docteur". » Rachid Allam a même pu tripler son CA. Le pharmacien se dit en revanche plus circonspect sur l'état de notre société : « Nous avons eu une mauvaise publicité. Or cela aurait pu éclater n'importe où. Et ce n'est qu'un début, cela éclatera encore. Depuis un an, rien n'a été fait. Il n'y a pas de volonté politique de changer le quotidien des gens. » Conséquence directe de la réputation du quartier, la difficulté de recruter (« A coefficient 600, je ne trouve personne »). En revanche, les lycéens du quartier sont régulièrement pris en stage dans l'officine de Rachid Allam : « Les meilleurs, ceux qui veulent s'en sortir. » Au pied des tours, l'un de ses confrères de la même commune confirme la gentillesse des gens et la relative tranquillité durant les émeutes. « Il y a un problème de communication dû à la langue. 95 % de la clientèle est d'origine étrangère, beaucoup d'entre eux ne parlent pas français. Il y a donc un risque qu'ils prennent dix gouttes au lieu d'une par exemple. Mais, à part cela, je n'ai jamais été insulté et nous n'avons jamais eu de problèmes », commente-t-il, tout en notant à la fois son refus de délivrer du Subutex et sa volonté de ne pas développer la parapharmacie, peu vendue et sujette au vol.

Autre point chaud des émeutes l'an dernier, le Mirail, à Toulouse. La Pharmacie du Mirail, justement, a été créée en 1971, quand le quartier est sorti de terre, et reprise en 1990 par trois associées. La situation présente des avantages non négligeables avec l'allégement conséquent des charges dû à la zone franche. Mais la mort d'un jeune en 1998, tué par un policier, la restructuration du quartier puis la catastrophe d'AZF ont entraîné le départ de nombreux habitants. L'officine a connu alors de gros problèmes de trésorerie. Depuis quelques mois, la dalle, où est installée une autre pharmacie, est entièrement refaite. « Nous devons nous adapter en permanence aux évolutions de la clientèle et du quartier qui vient maintenant de plus en plus des pays de l'Est. C'est un peu usant, mais nous avons le sentiment de vraiment faire notre travail pour des gens qui ont besoin d'accueil et de conseil. » Même sentiment à la Pharmacie du Lac, dans le quartier de la Reynerie, l'autre partie du Mirail. Laurent Filoche a acheté il y a sept ans et ne le regrette pas. « Les gens font confiance au pharmacien qui est respecté. Il faut faire face à de nombreux tabous et à l'ignorance, certains ne savent même pas comment mettre un suppositoire ! » Cette confiance, qu'il faut savoir créer, est la garantie de la tranquillité. Laurent Filoche est le seul ici à livrer des médicaments dans des barres où l'on ne s'aventure pas sans bien connaître les lieux. « J'ai été braqué lors de l'installation, mais depuis je n'ai eu aucun problème. »

Retour en Ile-de-France, aux Mureaux (78), où exerce Nadine Lechere avec deux adjointes et quatre préparatrices. « Je me suis installée, en 1988, parce que l'officine était moins chère. Je n'ai pas de souci ici même s'il y a des jours où c'est un peu plus dur », témoigne-t-elle. Comme beaucoup de ses confrères exerçant dans ce type de quartier, elle passe énormément de temps à l'écoute des clients (« Il faut être plus disponible »). Les émeutes de l'année dernière ? « Ce sont des endroits où il y a toujours un petit "mouvement", il suffit d'une étincelle... » Le problème numéro un ? « La santé en est un mais le principal est le chômage. Par exemple, il y a beaucoup de toxicomanes dans le quartier. Lorsqu'ils ont un petit boulot, leur comportement avec nous n'a plus rien à voir. »

Séquelles physiques.

Sylvie Dufour exerce dans le quartier de Moulins, à Lille, depuis 1991. Elle semble conserver une foi inébranlable en son métier. Et pourtant ! Elle reste marquée par l'agression, en octobre 1992, qui l'a amenée à l'hôpital pour une opération de la mâchoire dont elle supporte encore les séquelles. Elle a aussi vécu les vols, les faux billets, les agressions verbales, le couteau sous la gorge... Sylvie Dufour n'a pas non plus été épargnée par les difficultés financières, avec des reports en déficit jusqu'en 2000. Membre du conseil de quartier, elle évoque cependant les 30 % de taux de chômage, les logements murés, l'impossibilité pour certains clients de manger correctement dès le 10 du mois... « C'est quand même une misère effroyable. Et pour la Sécu, on n'est pas là pour faire du social, il faut faire du réglementaire ! », s'exclame-t-elle, évoquant des problèmes de substitution aux opiacés. « C'est vrai, il y a des anomalies que je n'ai pas vues », reconnaît-elle. D'où une condamnation par l'Ordre (voir encadré ci-dessous). « Aujourd'hui, ajoute Sylvie Dufour, le quartier tente de se reconstruire. Pour remplacer les industries qui l'ont déserté et les cinquante commerces qui ont fermé entre 1990 et 2000, il y a eu l'arrivée de la faculté de droit et la création de la zone franche, du parc Jean-Baptiste-Lebas, de la Maison Folie... Le quartier se bat pour que cela aille mieux, pour offrir une meilleure image, mais il faut le temps que la greffe prenne. »

Thibaud Laskowski, qui exerce depuis cinq ans à quelques rues de là, a connu meilleur destin : jamais d'agression ni de braquage (« ça ne va jamais plus loin que des agressions verbales »). Seul petit bémol, l'attitude parfois impatiente de deux ou trois patients sur la vingtaine sous Subutex dont il assure le suivi, et celle, plus revendicatrice, de ceux à qui il refuse des produits faute d'ordonnance. « Mais ceux-là ne comprennent que le discours de la fermeté et de la rigueur. Si c'est ma réputation, je l'assume totalement. »

« Ici, ça va mieux, se félicite Serge Takenne, installé dans le centre commercial des Trois-Ponts à Roubaix. Les parents ont sensibilisé leurs enfants au respect de la chose publique et des personnes, la municipalité et l'Etat se sont activés, le pharmacien a joué son rôle social... Bref, tout le monde a mis la main à la pâte pour un meilleur climat. » Il n'y a pas si longtemps, son officine avait fait l'objet d'inscriptions racistes (voir les Moniteur nos 2552 et 2580). Mais Serge Takenne sait que le calme n'est pas définitif : « Le problème, c'est le mal-être de ces habitants qui passent leur temps dehors, qui se sentent exclus. Heureusement, la rénovation du quartier va démarrer dans quelques mois. On part pour huit ans de travaux. L'Etat a mis le paquet et pris ses responsabilités. »

« Je me sens plus en sécurité qu'en centre-ville. »

On retrouve partout cette volonté de non-stigmatisation. A Nantes, par exemple, les uns dénoncent une réputation outrageuse faite à leur quartier, les autres ne voudraient pour rien au monde venir en centre-ville vu la compétition commerciale. Après avoir été titulaire pendant sept ans dans le quartier « difficile » du Clos Torreau, au nord de Nantes, Patrick Devenyns s'est installé il y a une quinzaine d'années à Malakoff, au sud-est de la ville. Cette cité HLM de 3 800 habitants, construite dans les années 70, située à seulement 900 mètres du château des Ducs, est considérée par d'aucuns comme le « Chicago de Nantes ». « Je m'y trouve très bien », affirme Patrick Devenyns. Pourtant, et même s'ils sont l'oeuvre d'une minorité, les voitures brûlées, les bagarres entre bandes rivales, le trafic de drogues sont une réalité.

« Ces quartiers sont très "territorialisés". Professionnellement, il faut s'identifier, s'y fondre et s'intégrer. Je me suis toujours senti du quartier. Notre premier travail, c'est de faire reprendre confiance en eux aux gens, de les prendre par la main. Ça commence auprès des très jeunes : après une chute de vélo, on apporte les premiers secours, et on noue des liens. D'autres viennent nous voir après avoir reçu un coup de cutter ou un gnon. Ils comptent sur nous et on peut compter sur eux. Si bien que les conneries, ils les font ailleurs. Ici, ce sont des gens que je connais, je suis sur mon territoire et je me sens plus en sécurité qu'en centre-ville. »

« Les vols, ça fait partie du sport. »

Membre d'une association groupe santé et de l'association des habitants du quartier, Patrick Devenyns essaie d'aider là où il le peut. « Je fais crédit à tout le monde et je n'ai pas de dettes. » L'aménagement de l'officine a été pensé pour éviter les problèmes, pour une visibilité maximum depuis l'extérieur. « Quand je me suis fais voler, c'était souvent des bonbons. L'activité repose surtout sur de l'ordonnance et du conseil. Et puis, les vols, ça fait partie du sport. En tant que pharmacien, je gagne bien ma vie, à quoi sert de la gagner très bien ? Je préfère m'impliquer dans le social et l'humain. »

Venu de Concarneau (Finistère), Xavier Desmas s'est installé il y a plusieurs années dans le quartier de la Boissière, toujours à Nantes, classé en zone de redynamisation urbaine. « Ici, il faut respecter les gens et se faire respecter. C'est aussi simple que dans les rapports humains. » Selon, Xavier Desmas l'image donnée à ces quartiers risque d'engendrer des zones de dépeuplement. Ce qui pourra interdire toute possibilité de transfert en raison de la notion d'abandon de clientèle.

Ateliers santé-ville : l'exemple vient d'en bas

- La Maison de la santé de Saint-Denis (93), qui pour but de mettre en place la démarche des « ateliers santé-ville » créés en 2000 pour « rétablir l'égalité des chances en matière de santé », est l'exemple d'une structure qui sert de lien tant entre les professionnels qu'avec les patients. « Les indicateurs au niveau de la santé globale sont alarmants : plus de chômage, plus de CMU, plus de pathologies lourdes, plus de décès du cancer... Et nous avons un triste record : celui du plus grand nombre d'enfants nés de mères séropositives », explique Sylvie Santoni, directrice de la Maison de la santé. A partir de ce constat, il faut construire une politique de santé publique locale : « Nous sommes sans arrêt sur la corde raide. Les mesures annoncées depuis quelques années ne se traduisent pas par des moyens supplémentaires. » Davantage de moyens permettrait également à la Maison de la santé d'assurer une programmation pluriannuelle plutôt qu'annuelle. « Nous ne pouvons pas assurer une vision à long terme, regrette Sylvie Santoni, or une action de santé publique s'évalue à long terme. »

Pourtant, il semble que l'expérience des ateliers santé-ville soit concluante, grâce à la coopération des professionnels de santé, essentiellement hospitaliers, même si des libéraux, médecins, infirmières, psychologues ou pharmaciens y collaborent. Libéraux qui sont en tout cas appelés à participer à ces dispositifs locaux ou ces réseaux là où ils se mettent en place.

300 boîtes de Subutex par mois

Sylvie Dufour, titulaire dans le quartier de Moulins à Lille, a été condamnée à deux mois d'interdiction d'exercer par la section des assurances. « Depuis les contrô-les de la Sécu pour des faits qui remontent à 2002-2003, je ne délivre plus de Rohypnol, ni de Tranxène. Il n'y a plus chez moi de chevauchement. Mais il ne faut pas s'y tromper, si les toxicos ne sont plus ici, ils ne sont pas très loin... L'Ordre ne sait pas ce que c'est que de gérer des situations difficiles en respectant la réglementation, que d'être entre le marteau et l'enclume », regrette Sylvie Dufour.

A Behren-lès-Forbach (Moselle), au coeur du bassin minier lorrain, placé au premier rang des zones urbaines sensibles, la délivrance de produits de substitution est aussi un phénomène notable. « Dans notre seule officine, il s'écoule environ 300 boîtes de Subutex chaque mois, révèle un titulaire. Il existe un véritable trafic, accru par la proximité de la frontière allemande. » Alain Guyotat, qui exerce dans le quartier du Haut-Lièvre à Nancy, estime quant à lui qu'il faut « être souple dans l'application des règles de délivrance. Je ne sanctionne pas un retard d'un ou deux jours en diminuant d'autant le nombre de comprimés, mais je tente d'être pédagogue. Ce n'est pas toujours aisé mais on y parvient ».

Le constat est maintes fois partagé : le pharmacien con-fronté au problème n'a souvent d'autre choix que de s'adapter, en dépit de la réglementation

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